Tunisie : la révolution continue
!
Entretien avec Abdessalem Hidouri*
(30 août 2012)
Peut-on parler de "raz-de-marée
islamiste" à propos de la victoire d'Ennahda aux élections d'octobre 2011
?
C'était une victoire en termes de nombre d'élus : Ennahda a en effet obtenu
41 % des sièges. Mais un électeur sur deux n'est pas allé voter, et le mode de
scrutin démultipliait le score des listes arrivant en tête. En termes de voix,
seulement 18 % des électeurs ont en fait voté pour Ennahda.
Ces élections ont constitué une tentative de détournement du processus
révolutionnaire. Elles ont été organisées par les forces qui voulaient bloquer
le processus révolutionnaire, avec le soutien du patronat tunisien et
international, de l'Union européenne, de la Banque mondiale, du Qatar, etc.
Maintenant, nombre de ceux qui ont voté pour Ennahda sont déçus par la
politique du gouvernement. Ils demandent que le gouvernement Ennahda
"dégage", car celui-ci est dans l'impasse : il n'a pas de programme
permettant de résoudre les problèmes sociaux, économiques et politiques.
Comment le pouvoir se situe-t-il par rapport aux salafistes
qui ont commis une série d'agressions ces derniers mois ?
Ennahda pratique un double langage. Dans les faits, les salafistes sont très
liés à Ennahda, et en particulier au ministre Ennahda de l'Intérieur.
Les salafistes servent souvent de milices au pouvoir. Ils ont par exemple
été utilisés comme hommes de main lors de plusieurs manifestations pour
attaquer des militants politiques de gauche et des syndicalistes de l'UGTT.
Les luttes ont faibli à partir d'avril-mai 2011.
Comment ont-elles évolué depuis ?
On assiste à une remontée des luttes depuis février 2012. La politique du
gouvernement en place suite aux élections d'octobre 2011 est en effet dans la
continuité de celle Ben Ali.
Comme avant le 14 janvier, les manifestants se battent pour des
revendications sociales : l'emploi, la justice sociale, la fin des inégalités
régionales, la défense des droits des femmes, etc. Des mobilisations ont
également éclaté cet été pour le droit à l'eau, le droit à l'électricité, ainsi
que pour la défense des droits des femmes. De nombreuses luttes ont également
lieu dans les entreprises, comme par exemple à l'hôpital de Sfax où quatre
syndicalistes ont été emprisonnés. Début septembre, les mobilisations devraient
reprendre de plus belle.
Les syndicalistes participent pleinement aux mobilisations. Une véritable
dynamique existe entre le syndicalisme et le reste du mouvement social. Le rôle
de l'UGTT est décisif pour que cette articulation se développe.
Lorsque la LGO dit "la révolution continue", il ne s'agit pas
d'un simple slogan. Cela se situe dans la continuité des luttes des jeunes, des
syndicalistes, des femmes, etc. Les mobilisations qui ont eu lieu comme à Sidi
Bouzid prouvent que le processus continue.
Comment les mobilisations sont-elles organisées ?
Le déclenchement de la révolution de 2011 a largement reposé sur des
mobilisations spontanées. Mais les
organisations de gauche ont contribué à leur structuration, avec la
constitution du Front du 14 janvier et les Comités de sauvegarde de la
révolution.
Il en va de même aujourd'hui. Les manifestations de diplômés-chômeurs ont,
par exemple, été rendues possibles par l'existence de l'UDC (Union des diplômés
chômeurs). Les récentes mobilisations de Sidi Bouzid ont, par exemple, reposé
sur le Comité local de protection de la révolution impulsé par le Front du 17
décembre, qui regroupe l'ensemble des organisations de gauche et nationalistes,
ainsi que des militants indépendants.
Que penser des tentatives de regroupements autour
des anciens politiciens bourguibistes et bènalistes au nom de la lutte contre
les menaces que les islamistes font peser sur les libertés ?
Face au pôle islamiste, un second pôle tente de se structurer autour
d'Essebsi, un ancien bourguibiste qui avait été Premier ministre en 2011 entre
le 27 février et la fin de l'année. Des partis issus du centre ou de la gauche
(dont notamment celui ayant pris la suite de l'ancien Parti communiste
tunisien) se sont déclarés prêts à y participer.
Refusant de se laisser enfermer dans cette bipolarisation entre deux
tenants du néo-libéralisme, la LGO avait appelé, le 29 mars 2012, à la
construction d'un troisième pôle "dont
le centre de gravité, le garant de son unité et de la cristallisation de sa
force serait l’UGTT". (1)
Mais la direction de l'UGTT refuse de participer à la mise en place d'une
alternative politique aux deux pôles dominants. Elle a préféré appeler, le 18
juin, à "un dialogue sérieux, structuré et permanent en vue de trouver
un consensus sur les grandes questions suscitant des tiraillements entre les
différents partenaires de la vie politique nationale" aux niveaux
"économique, social et sécuritaire". (2)
Où en est le regroupement des forces de gauche ?
Un premier regroupement avait eu lieu, le 20 janvier 2011, entre les groupes
d'origine marxiste-léniniste (dont le PCOT, et trois courants Patriote
démocrates), les trotskystes de la LGO, des partis nationalistes (nassérien et
baathiste) et d'autres forces de gauche. Ce Front constitué autour de quelques
mots d'ordre immédiats avait rapidement éclaté.
Suite aux élections du 23 octobre des discussions ont eu lieu entre les
forces qui avaient participé au Front du 14 janvier, auxquelles se sont jointes
d'autres courants de gauche ainsi que des militants individuels. Elles ont
abouti sur la décision de créer un nouveau front, sous le nom de "Front
populaire du 14 janvier". (3)
L'accord intervenu porte notamment sur les points suivants :
- la nécessité de continuer la révolution,
- la volonté de développer le Front dans les régions pour organiser
localement les mobilisations au niveau social, démocratique et politique,
- l'identification des forces hostiles à la révolution et à la classe
ouvrière.
Les discussions continuent actuellement. Une conférence est en préparation
pour proclamer la fondation de ce Front.
Notes :
(1) "Tunisie : pour un pôle ouvrier populaire autour de
l’UGTT" (29 mars 2012) http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article24953
(2) "L’initiative de l’UGTT sur le lancement d’un conseil de dialogue
national" (18 juin 2012)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article26202
(3) "Tunisie : le
regroupement à gauche franchit une nouvelle étape" (18 août 2012)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article26107
"Rapprochements au sein de la gauche tunisienne" (19 juillet
2012) http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article25957
* Originaire de Sidi Bouzid, Abdessalem était un
des coordinateurs des mobilisations parties de l'intérieur du pays qui avaient
fait tomber les deux gouvernements mis en place après la chute de Ben Ali
(Casbah 1 et 2). Membre du Bureau politique de la LGO, il a participé à
l'Université d'été du NPA.
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