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lundi 23 mai 2011

"1968 te lo contaron tus padres. 2011 se lo contarás a tus hijos

La Kasbah à Madrid
Par Santiago Alba Rico
Santiago Alba Rico est philosophe, marxiste et écrivain. Il réside depuis de nombreuses années en Tunisie

Pour ceux qui ont suivis de près les deux occupations de la Kasbah à Tunis, il est très difficile de ne pas succomber au vertige de l’émotion d’un « déjà vu » devant les images des jeunes qui, depuis lundi dernier, donnent une dignité à la Puerta del Sol avec leur présence : les matelas et les cartons, les petits papiers avec des slogans collés aux murs, les assemblées permanentes, les commissions de ravitaillement, de nettoyage et de communication, l’obstination devant la pluie torrentielle…

Ne nous nous y trompons pas : les protestations en Espagne s’inscrivent sans doute aucun dans la même faille tectonique globale et prolongée et réadaptent le même modèle organisationnel inventé à Tunis et en Egypte (et à Bahreïn, en Jordanie, aux Yémen, etc). Le capitalisme a échoué en tout mais il est parvenu à globaliser les ripostes.
« Des milliers de jeunes espagnols protestent contre les difficultés économiques » titrait le journal « Le Monde ». C’est vrai. En Tunisie également le chômage, la pauvreté et l’inflation ont joué un rôle dans l’éclatement des révoltes. Mais ce n’est pas cela qui est impressionnant. Ce qui est impressionnant, c’est que dans les deux cas, les manifestants ont réclamé et réclament la « démocratie ». Dans le cas de la Tunisie et du monde arabe, tout le monde pensait que les gens allaient évoquer la « sharia » - l’application religieuse de la loi – face à l’arbitraire et à la corruption. Dans l’État espagnol, tous les analystes soulignaient la pénétration rampante du discours néo-fasciste comme réponse à l’insécurité économique et sociale et à la perte de prestige de la politique. La droite conservatrice semblait, de chaque côté de la Méditerranée, la seule force capable de canaliser, en le déformant, le malaise général.
Mais voici que ce que les jeunes demandent, que ce soit là bas et ici, à Tunis et à Madrid, au Caire et à Barcelone, c’est la « démocratie ». Une véritable démocratie! Que les Arabes la demandent, cela semble raisonnable, puisqu’ils vivaient et vivent encore sous des dictatures féroces. Mais que les Espagnols l’exigent semble plus étrange. L'Espagne n’est-elle pas une démocratie ?
Non, elle ne l’est pas. En Tunisie, il y a peu de temps, on pensait encore qu’il serait suffisant d’avoir une constitution, des élections, un parlement et la liberté de la presse pour qu’il y ait une démocratie. En Espagne, où l’on vient de chausser les bottes de sept lieux, on a compris en un éclair que les institutions ne suffisent pas si ceux qui gouvernent les vies des citoyens sont les « marchés » et non le parlement. Ces jeunes sans maison, sans travail, sans parti, ont associé avec une juste intuition les « difficultés économiques » au gouvernement dictatorial, non pas d’une personne en particulier, mais bien d’une structure économique qui désactive de manière permanente les mécanismes politiques – de la justice aux médias – sensés garantir le caractère démocratique du régime.
Ces jeunes sans avenir ont su mettre à nu d’un seul coup la fausseté qui affleurait et qui pendant des décennies à soutenu la légitimité du système ; l’identité faite entre démocratie et capitalisme. En Tunisie et en Égypte, le capitalisme frappait brutalement ; en Espagne il anesthésiait. Aucun régime économique n’a autant exalté la jeunesse en tant que valeur marchande et aucun ne l’a autant méprisé en tant que force réelle de changement. Tandis que la publicité offre sans cesse l’image immuable du désir de ne jamais vieillir, de rester éternellement jeune, les jeunes espagnols souffrent du chômage, du travail précaire, de la déqualification professionnelle, de l’exclusion matérielle de la vie adulte et, pour ceux qui osent se soustraire aux normes socialement acceptées de la consommation petite-bourgeoise, la persécution policière.
Dans le monde arabe, afin de les empêcher de réclamer une existence digne, on frappait les jeunes et on les mettait en prison. En Europe, pour qu’on ne réclame pas une existence digne, on offre de la malbouffe, de la télévision poubelle…
En Tunisie, les jeunes qui ne pouvaient accéder à une vie adulte étaient retenus dans leurs corps à coups de matraque. En Espagne, les jeunes qui ne peuvent trouver leur propre logement ni travailler selon leurs compétences, peuvent encore acquérir des objets technologiques bon marché, des vêtements bon marché, des pizza bon marché. Maintenue bien loin des centres de décision, méprisée et sur-exploitée sur le marché du travail, modelée par l’homogénéisation de la consommation, la jeunesse est devenue en Europe et dans le monde arabe une sorte de « classe » sociale qui, du fait de ses propres caractéristiques matérielles, ne connaît plus de limite d’âge.
Mais nous nous étions trompés ; si la répression ne fonctionne pas, ce n’est pas le cas non plus de ce que Pasolini appelait dans les années 70 « l’hédonisme de masses ».  Que ce soit des coups ou des somnifères, les jeunes n’acceptent plus qu’on les traitent comme des enfants : ils ne se laissent plus terroriser (ils se disent « sans peur », là bas et ici), ni acheter (« nous ne sommes pas des marchandises »).
La Puerta del Sol à Madrid démontre également le grand échec « culturel » du capitalisme, qui a voulu maintenir les populations européennes dans un état permanent d’infantilisme alimenté par un spectacle permanent d’images et de sensations « fortes ». Effrayés ou corrompus, ont pouvait laisser les enfants voter sans danger que leur vote ait un quelconque lien réel avec la démocratie. C’est pour cela que, à Tunis et à Madrid, les jeunes demandent précisément la démocratie ; et c’est pour cela, qu’à Tunis et à Madrid, ils ont compris avec certitude que la démocratie est organiquement liée à cette chose mystérieuse que Kant situait de manière sans appel en dehors des « marchés » ; la dignité.
Il est impressionnant – impressionnant, c’est le mot – d’entendre crier ces jeunes sans parti, sans beaucoup de formation idéologique ou même allergiques aux « idéologies », le mot « révolution », comme à la Kasbah de Tunis. Ils sont pacifiques, disciplinés, ordonnés, solidaires, mais ils veulent tout changer. Tout. Ils veulent changer le régime, comme en Tunisie : le monopole bipartiste des institutions, la corruption, la dégradation des services publics, la manipulation médiatique, l’impunité des responsables de la crise. Comme à la Kasbah de Tunis, tous les partis institutionnels, même ceux de « gauche », ont été pris à contre-pied ou bousculé en dehors du jeu.
Les jeunes de Sol (et des autres villes espagnoles), ne représentent aucune force politique et ils ne se sentent représentés par aucune d’elles. Mais l’erreur – clairement instrumentalisée par ceux qui se sentent menacés par le soulèvement – c’est de penser que nous sommes confrontés à un rejet – et non devant une revendication – de la politique. A la lumière des expériences historiques précédentes, nous pourrions conclure que la perte de légitimité des institutions et de caste politique prête le flanc à des solutions populistes ou démagogiques, à l’émergence d’un « leader fort » dont la volonté résoudra miraculeusement tous les problèmes. Le fascisme classique en quelque sorte. Mais le fascisme classique, dont l’ombre apparaissait pourtant déjà à l’horizon, c’est justement ce que ces jeunes veulent empêcher et dénoncer. Le populisme et la démagogie nous gouvernent d’ailleurs déjà, les « leaders forts » sont ceux qui dominent les partis au pouvoir et tentent de susciter leur adhésion sur des bases purement émotionnelles aux éternels enfants en lesquels ils voulaient nous transformer. 

La Kasbah de Tunis, comme la Puerta del Sol, se révoltent justement, au nom de la démocratie, contre toute sorte de leadership de caudillos. Il y a là bas, comme ici, une affirmation de démocratie pure, classique, quasi grecque. L’historien Claudio Eliano raconte l'anecdote d’un candidat athénien qui a découvert un paysan écrivant son nom sur la liste de ceux qui devaient être condamnés à l’ostracisme ; « Mais, tu ne me connais même pas », s’est plaint l’oligarque. « Justement, c’est pour ça », a répondu le paysan, « pour que tu ne sois pas connu ». A la Kasbah de Tunis existait une puissante susceptibilité face à tout ce qui était connu : toutes les personnes célèbres, connues par la télévision, toutes les personnes reconnues par les manifestants n’étaient pas les bienvenues sur la place. C’étaient les inconnus qui étaient autorisés à parler et à faire des propositions ; c’étaient les inconnus qui avaient l’autorité et non les « célébrités », ceux que le marché et son frère jumeau l’électoralisme accumulent.
Mais il se fait que les inconnus, c’est nous tous ; les inconnus c’est les monsieurs et madames tout le monde auxquels les candidats aux élections sourient en demandant leurs vote pour ensuite les exclure de toute prise de décision. A la Kasbah de Tunis, comme à la Puerta del Sol à Madrid, il y a une tentative de démocratiser la vie publique en rendant la souveraineté aux inconnus. Personne ne peut nier les risques ni les limites de ce pari, mais personne ne peut non plus nier sans malhonnêteté que « cette révolution contre les célébrités » constitue précisément une dénonciation du populisme mercantile et de la démagogie électoraliste, deux traits centraux des institutions politique du capitalisme.
Les jeunes de la Kasbah de Madrid, des Kasbahs de toute l’Espagne, veulent une réelle démocratie, car ils savent que c’est d’elle dont dépendra leur avenir et celui de toute l’humanité. Ils ne savent pas encore cette démocratie, comme nous le rappelle Carlos Fernández Liria, c’est ce que nous avons toujours appelé le communisme. Ils devront le découvrir par leurs propres voies, à leur manière. Nous, les plus vieux, ce que nous découvrons depuis cinq mois, dans le monde arabe et aujourd’hui en Europe, c’est que les « nôtres » - comme les appellent Julio Anguita - ne sont pas comme nous.
Dans « Le désir d’être punk », l’extraordinaire roman de Belén Gopegui, l’adolescente Martina, exemple vivant de cette génération sociale qui s’est construite dans les marges des marchés, reproche à son père : « tu n’a pas été un bon exemple ». Nous n’avons, en effet, pas donné un bon exemple aux jeunes et, malgré cela, quand, à partir de la gauche, nous les méprisions seulement un peu moins que le mépris des Botin (grand patron espagnol du groupe Santander, NdT) ou de la Warner, quand nous pensions que toutes les subjectivités étaient définitivement formatées par un horizon blindé, ce sont eux qui se sont levés contre la « gavage de somnifères » pour réclamer une « révolution » démocratique. Martina est à la Puerta del Sol et il se peut qu’elle échoue également, comme a échoué son père. Mais qu’aucun cinquantenaire de droite (ni de gauche) ne vienne lui dire qu’elle a eu la vie facile ; qu’aucun cinquantenaire de droite (ni de gauche) ne vienne lui apprendre qu’on n’obtient rien dans ce monde sans lutter.
La seconde décennie du XXIe siècle annonce un futur terrible, peut être apocalyptique, mais il est déjà produit quelques surprises qui doivent nous rajeunir. L’une d’elle est que, même si tout va mal comme nous le disions, il est certain qu’il y aura résistance. Une autre, c’est que ce qui uni véritablement, c’est le pouvoir et que la Puerta del Sol, quoiqu’il se passe, a le pouvoir. Et enfin, c’est que toutes les analyses, aussi pointues et méticuleuses soient-elles, laissent toujours une inconnue qui finit par les démentir.
Il n’y aura pas de révolution en Espagne, du moins pas dans l’immédiat. Mais une surprise, un miracle, une tempête, une conscience dans les ténèbres, un geste de dignité contre l’apathie, un acte de courage contre le consentement, une affirmation anti-pub de la jeunesse, un cri collectif pour la démocratie en Europe, n’est-ce pas déjà une petite révolution ? Tout à recommencé plusieurs fois au cours de ces derniers 2.000 ans. Et quand certains pensaient que tout était terminé, voilà que nous avons, à plusieurs endroits, le plus inespéré, des gens nouveaux disposés et engagés à commencer à nouveau. 

Santiago Alba Rico est philosophe, marxiste et écrivain. Il réside depuis de nombreuses années en Tunisie.
Publié sur www.rebelion.org. Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be



Propositions de l’Assemblée réunie place 
Puerta del Sol, à Madrid
A la suite du consensus atteint par l’Assemblée réunie le 20 mai à ACAMPADA SOL (le camp place Puerta del Sol), une première liste de propositions, résultant de la compilation et de la synthèse des milles propositions reçues tout au long de ces jours, a été élaborée.
Nous rappelons que l’Assemblée est un processus ouvert et collaboratif.
Cette liste ne se conçoit pas comme étant fermée.
1. Le changement de la loi électorale pour que les listes soient ouvertes et avec circonscription unique. L’obtention de sièges doit être proportionnelle au nombre de voix.
2. Une attention aux droits basiques et fondamentaux reconnus dans la Constitution tels que :
  • Le droit à un logement digne, par la rédaction d’une réforme de la loi hypothécaire afin que la remise du logement annule la dette en cas d’impayé.
  • La santé publique, gratuite et universelle.
  • La libre circulation des personnes et le renforcement d’une éducation publique et laïque.
3. L’abolition des lois et des mesures discriminatoires et injustes telles que le plan de Bologne et l’Espace européen de l’enseignement supérieur, la loi relative au statut des étrangers et celle connue sous le nom de loi Sinde.
4. Une réforme fiscale favorable aux plus bas revenus, une réforme des impôts sur le patrimoine et les droits de succession. L’application de la taxe Tobin, laquelle impose les transferts financiers internationaux. La suppression des paradis fiscaux.
5. Une réforme des conditions de travail de la classe politique afin que soient abolies leurs indemnités de fonction. Que les programmes et les propositions politiques acquièrent un caractère inaliénable.
6. Le rejet et la condamnation de la corruption. Qu’il soit rendu obligatoire par la loi électorale de présenter des listes nettes et libres de toute personne accusée ou condamnée de corruption.
7. Des mesures plurielles à l’égard des banques et des marchés financiers dans l’esprit de l’article 128 de la Constitution, qui stipule que « toute la richesse du pays, sous ses différentes formes et quelle que soit son appartenance est subordonnée à l’intérêt général.» La réduction des pouvoirs du FMI et de la BCE. La nationalisation immédiate de toutes ces entités bancaires ayant requis le sauvetage de l’Etat. Le durcissement des contrôles sur ces entités et sur les opérations financières afin d’éviter de possibles abus quelle que soient leur forme.
8. Une vraie séparation de l’Eglise et de l’État, comme le stipule l’article 16 de la Constitution.
9. Une démocratie participative et directe dans laquelle la citoyenneté prend part activement. Un accès populaire aux médias, qui devront être éthiques et vrais.
10. Une vraie régulation des conditions de travail. Que son application soit surveillée par l’Etat.
11. La fermeture de toutes les centrales nucléaires et la promotion d’énergies renouvelables et gratuites.
12. La récupération des entreprises publiques privatisées.
13. Une séparation effective des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
14. Une réduction de la dépense militaire, la fermeture immédiate des usines d’armement et un plus grand contrôle de la sécurité par l’Etat. En tant que mouvement pacifiste nous croyons au « Non à la guerre. »
15. La récupération de la mémoire historique et des principes fondateurs de la lutte par la Démocratie dans notre pays.
16. La totale transparence des comptes et du financement des partis politiques comme moyen de contention de la corruption politique.

@acampadasol – Movimiento #15M, Madrid, le 20 mai 2011

lundi 7 mars 2011

[Notre révolution ne s’effacera pas avec de la peinture blanche]


Publié par Nissim B. le 07 mars sur webdo.tn
dimanche 6 mars...

Ce qui s’est passé en Tunisie est historique à plus d’un titre. Une révolution authentiquement populaire entraînée par une jeunesse courageuse. Des revendications dignes et justes qui rompent définitivement non seulement avec l’ancien régime mais surtout portent la voix d’une société arabe aux avants postes de la modernité loin, très loin de toutes les représentations rétrogrades dans lesquelles nous avaient enfermés les despotes et leurs alliés occidentaux. La société tunisienne, une fois de plus dans son histoire, est en train d’inventer quelque chose, qui à l’instar des premières années de notre indépendance, va pour longtemps servir de laboratoire à toutes les sociétés arabes qui se libèrent une à une de leur régime autoritaire et kleptocrate.
Notre révolution c’est à la fois 1789 mais aussi Mai 68. Cette croisée des chemins incarne à elle toute seule l’aggiornamento tant attendu du monde arabe qui ne tardera pas à se propager partout y compris dans les sociétés occidentales malades de leurs propres démocraties.
L’évènement Tunisien par sa radicalité, son ampleur, sa soudaineté et son exemplarité n’a pas manqué de transformer durablement tout le monde arabe et n’a d’équivalent moderne que la chute du mur de Berlin. Il annonce enfin le début du XXième siècle qui contrairement à ce que voulaient nous faire croire les tenants du choc des civilisations n’a pas débuté avec les attentats du 11 septembre. Bien au contraire, ces attentats ont marqué le point d’orgue d’un modèle dont les soubresauts se sont répercutés en Irak et en Afghanistan et qui vient d’être cassé net avec l’émergence et l’émancipation des sociétés civiles arabes, que certains voulaient garder muettes éternellement.
Rappelons à tous ceux qui les minimisent que les sit-in de la Kasbah ont abouti tour à tour et de façon magistrale à chasser tous les rcdistes du gouvernement dont le premier d’entre eux, à dissoudre les deux chambres de la honte, à créer un rapport de force suffisamment puissant pour imposer l’élection d’une assemblée constituante et surtout à recréer le lien et l’unité du pays avec cette marche admirable de la liberté.
Le symbole Berlinois
En quelques semaines, la Kasbah a incarné ce fol espoir et cette lutte victorieuse. Cette place, comme la place Tahrir au Caire, est devenue un symbole dans le monde entier. Un symbole, dont la mémoire et la force, se sont inscrites sur les murs des ministères de la place qui pendant tant d’années ont incarné la dictature. Chacun de ses tags raconte cette émancipation et ce combat. Ils ont tous ensemble une valeur symbolique inestimable.
Souvenons-nous des allemands qui ont abattu le mur de Berlin mais en ont gardé des pans entiers que le monde entier visite. Plus de vingt après, chaque écolier allemand y a effectué une visite scolaire et cette mémoire de l’oppression ne perdure que grâce à ces bouts de murs taggés, minutieusement préservés.
Seulement pour Caid Essebsi, les tags de la Kasbah c’est de la saleté !
A peine nommé et avant même de constituer son gouvernement, le premier ministre a au cours du Week End fait « nettoyer » à la hâte la place de la Kasbah. Ce qui pour chaque tunisien, chaque arabe et chaque citoyen du monde était devenu en l’espace de quelques semaines le mur de Berlin arabe, est considéré par notre nouveau premier ministre intérimaire comme de la saleté.
Monsieur le premier ministre, sachez que la vraie saleté a été nettoyée par les citoyens et les manifestants. Ce qui reste sur ces murs c’est notre honneur. Ces tags sont des cris qui résonnent encore dans nos têtes. Les avoir effacés est un scandale national.
S’il avait voulu prouver sa réelle filiation avec la révolution citoyenne, il aurait tout fait pour laisser au moins une partie de ces murs briller de cette empreinte.
L’effacement de cette mémoire vivante est une faute grave qui ouvre la porte à toutes les falsifications de l’histoire. Les révisionnistes ne vont pas tarder à nier la portée de ces évènements.
Mais la peinture blanche n’effacera pas nos mémoires. C’est un mauvais calcul car nous resterons toujours vigilants. Qu’à cela ne tienne, partout dans le pays, pour faire vivre cette révolution qui nous rend si fière, l’urgence est à la conservation de ce patrimoine. Des places sont renommées par le peuple souverain. Les jeunes qui ont filmé cette révolte sur facebook se battent chaque jour pour continuer à écrire cette histoire et ne surtout laisser personne d’autre le faire à leur place. Ne nous y trompons pas, les pouvoirs, quels qu’ils soient, démocratiques ou non, n’apprécient pas qu’on leur rappelle que leur pouvoir ne procède que de la souveraineté du peuple. Voir ces ministres traverser la place de la Kasbah au milieu de ces tags, aurait été une façon admirable de leur rappeler leur vraie place.
Les lieux sont magiques et plus forts que les censeurs
La Tunisie a désormais une place à jouer dans le monde, grâce à sa jeunesse et son courage. Ce patrimoine révolutionnaire est à la fois notre mémoire vivante et notre avenir commun. Mêmes les touristes, habitués à se réfugier dans leurs hôtels, ne viendront plus par hasard.
Qui, aujourd’hui, va à Berlin sans visiter le mur, sans admirer les graffitis et retisser le fil de cette mémoire qui nous relie à l’humanité et à la dignité de ses combats ? Préserver les mêmes symboles à la Kasbah était un devoir autant qu’une opportunité. Le premier geste de Monsieur Essebsi aura été de rater l’un et l’autre.
Les lieux sont magiques. Ceux qui croient effacer à la hâte ces graffitis se trompent lourdement. On n’efface pas la mémoire des luttes. Elle remonte toujours à la surface avec encore plus de force. Bien au contraire, en écrivant l’histoire correctement et ensemble, on se donne de vraies chances de faire grandir cette démocratie naissante.
Heureusement il n’y a pas que la Kasbah, partout ailleurs en Tunisie, nous aurons besoin de lieux de mémoire pour que plus jamais ne se reproduise l’impensable, pour que plus jamais ceux qui nous gouvernent oublient la force de notre peuple et pour que à jamais, les enfants qui naîtront aujourd’hui ne soient coupés du fil de cette dignité chèrement acquise par leurs parents.
Voici quelques exemples des tags qui ont été effacés
http://www.flickr.com/photos/47595972@N06/sets/72157626200361000/show/

vendredi 4 mars 2011

[la révolution tunisienne - R+49 -] 14

Tunis le 02.03.11
Kasbah
Tôt matin, Nisar m'a fixé rendez-vous dans une brasserie non loin de l'hôtel International, un ignoble bâtiment qui défigure toute l'avenue Habib Bourguiba. Il rédige à la hâte des réponses aux mails reçus la nuit. Il n'a que peu de temps à me consacrer avant une réunion. Responsable du syndicat des PTT, il négocie en ce moment pour faire appliquer les décisions du protocole d'accord conclu à Tunisie Telecom le 9 février. Mais hier le Ministre de tutelle a démissionné. Son café refroidit. Son téléphone sonne sans cesse. On se quitte après quelques échanges d'infos.
- On se verra peut-être à midi? Je t'appelle...
Sur l'avenue Habib Bourguiba, un soleil froid fait étinceler les barbelés. Je me surprends à penser que je me suis déjà habitué à leur présence... Comme à celle des militaires casqués et armés, des blindés, des autopompes... Ce n'est plus la dictature mais ça y ressemble plus qu'avant!
Je m'éloigne au plus vite. L'ambassade de France est aussi lourdement gardée. Je poursuis. Les vendeurs de rue installent leurs cartons. Des montagnes de cigarettes, des hectolitres de parfums, des vagues de parapluies, des stocks de chaussettes, quelques fruits secs et pâtisseries, les trottoirs sont submergés par le secteur informel. Les piétons sont obligés de tenir le milieu de la rue, les voitures et les taxis klaxonnent. Les marchands ambulants crient à tue-tête. Cette effervescence bruyante me semble pourtant plus hospitalière que la zone militaire que je viens de quitter.
Plus loin, porte de France, c'est le souk qui commence. Tout aussi coloré et bruyant, mais plus ordonné déjà. J’abandonne assez vite le sillon tracé pour les touristes entre les monceaux de jeans et les djellabas chinoises. Je ne sais comment mes pas me guident, je compte sur mon sens de l’orientation pour retrouver la kasbah.
Je traverse une « rue du Riche », je file à gauche et puis à droite, la vue s’élargit enfin sur la place de la kasbah. Je la retrouve plus ensoleillée qu’hier, damier de tentes de couleur, méli-mélo de discussions survoltées. Ça crie, ça chante, ça se colle à votre peau, ça vous sourit et ça vous glace. C’est chaleureux, enflammé, tenace.

La rumeur
Depuis plusieurs jours l’occupation de la place de la kasbah est l’objet de vives critiques de toute une couche de gens bien pensant. Depuis lundi soir, des centaines de Tunisois se sont réunis à la coupole de la Menzah pour soutenir le gouvernement de transition et protester contre le "radicalisme" et la "dictature" de la Kasbah. En dégageant, Mohamed Ghannouchi a lancé un appel à la "majorité silencieuse" pour qu'elle se montre et affronte une "minorité" qui veut imposer la loi de la rue. Le journal « La Presse » retrouve ses anciens accents ouvrant ses colonnes largement à tous ceux que la créativité de la kasbah chagrine. Le thème à la mode, initié par les milieux patronaux, c’est « il faut se remettre au travail ». Bien sur chez « ces gens-là » on n’ose pas heurter de front cette caisse de résonance des résistances populaires. Mais, quotidiennement, on crée un amalgame entre la kasbah et les bandes de casseurs qu’on laisse agir impunément autour de l’avenue Bourguiba. On insinue sournoisement que les « vrais révolutionnaires » ne sont pas nécessairement à la kasbah. On glisse habilement l’un où l’autre provocateur. Toutes les vieilles recettes de l’intoxication sont utilisées pour faire plier cet ilot de résistance et à travers lui, s’attaquer à ces dizaines de milliers de tunisiens qui a partout dans le pays continuent à revendiquer la traduction concrète des slogans révolutionnaires.
Dans les deux camps, révolution et contre-révolution, il est clair que tant que la kasbah tiendra tête au gouvernement provisoire, tant qu’elle engrangera des victoires, même partielles –déjà trois ministres ont démissionné après Ghannouchi-, les luttes sociales auront un point de référence. Et inversement, tant que la lutte sociale se maintiendra, le forum de la kasbah jouera un rôle de catalyseur de la contestation.

Elle tient
La plupart des occupants de la kasbah ont conscience de ces enjeux. Toutes les discussions de la place s’alimentent à cette source. Jeunes et vieux s’agglutinent pour en débattre dans d’interminables discussions. Ici on compare « démocratie parlementaire » et « système présidentiel ». Les arguments rebondissent de groupe en groupe. Les avocats sont très présents, ceux qui les entourent reculent d’un pas pour les laisser développer la gestuelle qui accompagne leur art oratoire. Dans le fond de la place, trois camions militaires sont gardés par des hommes en arme. On a l’impression que ce sont eux qui sont protégés par la masse grouillante. Le chauffeur d’un des camions pique d’ailleurs un roupillon. Juste devant son véhicule un petit attroupement discute justement du rôle de l’armée. Est-ce qu’il n’y a pas un risque que le gouvernement provisoire utilise son sens « de l’ordre et de la discipline » face au pourrissement et à l’insécurité qu’il laisse s’installer ?
Grâce à ce foisonnement de discussions un vide est en train de se combler. C’est une école de cadres qui a vu le jour et des centaines de militants s’en emparent joyeusement. On est loin de l’image du blogueur ou du facebookien solitaire qui soulève le monde en tapotant ses touches –même si ces outils de diffusion sont aussi utilisés ici. C’est une discussion collective permanente qui se déroule, les arguments et contre-arguments ne peuvent pas rester virtuels, ils doivent convaincre.

Le monde est petit.
Et puis soudain, au milieu de ce tumulte, un homme se plante devant moi. Un vieil ami d’origine tunisienne mais qui habite ma ville en Belgique. Originaire de Ben Arous, à quelques kilomètres d’ici, il a quitté la Tunisie il y a plus de trente ans. « J’étouffais ».
Aujourd’hui, il a la mine resplendissante, il semble léviter dans cette joyeuse contestation. « Je suis au chômage suite à un incendie à mon boulot, alors je n’ai pas pu résister, je suis venu respirer ce parfum de liberté, c’était plus fort que moi ». Il m’est d’un grand secours car il peut me traduire les discussions qu’il capte ici et là. Il s’arrête d’ailleurs à chaque attroupement et part au suivant en me disant « c’est incroyable », « c’est beau », « c’est fabuleux ».
On a décidé d’aller boire un thé quelque part mais il ne parvient pas à quitter la place et ses tentes colorées. « C’est fou le chemin qu’ils viennent de parcourir, ils avancent avec des pas de géants ». Il m’avoue qu’il se sent libéré d’un poids par ce qu’il vit aujourd’hui. « C’est comme si un abcès se vidait, toute cette crainte que je ressentais chaque fois que je revenais s’est évaporée. Ce qui est le plus terrible c’est qu’avec cette dictature finalement si fragile, ils étaient parvenus à nous rendre si peureux, on n’osait pas parler. Nous étions soumis et honteux  de l’être».
A l’entrée de la place des  marchands ambulants, père et fils, proposent des fenouils arrosés de jus de citron. Nous engageons la conversation avec le père. Il vient de Bizerte pour vendre ses produits. Le fils propose des paquets de fines baguettes grillées. Celui-ci se félicite de la liberté qui leur est laissée depuis un mois. « Avant la police nous chassait à coups de pieds et on ne pouvait rien dire, on nous confisquait notre marchandise. Maintenant ils nous parlent un peu plus poliment. Ma charrette aussi fait la révolution »

Auto-organisation
Si l’occupation a l’air anarchique, il y a pourtant une grande organisation. Rien de militaire ou hiérarchique mais beaucoup de tâches sont réparties entre les occupants. Un contrôle assez strict des entrées de la place pour éviter les provocateurs. Chaque matin, les allées sont brossées, les couvertures aérées.
Il y a une infirmerie, une tente pour la mise en ligne des clips filmés avec les GSM, une autre pour les relations avec la presse. Dans un coin de la place on récolte et distribue la nourriture. Une affiche annonce clairement qu’on n’accepte pas de dons d’argent. Des gamins viennent de recevoir un tronçon de baguette et un yaourt. Juste en face de la cantine, trois militants originaires de Redeyef sont en grève de la faim. Un petit groupe s’est pressé autour d’eux et discute des raisons de cette forme d’action. Une jeune femme s’énerve, je crois comprendre qu’elle désapprouve radicalement ce mode de lutte. Mais elle est surtout suffoquée par tous les gens qui poussent pour essayer de comprendre ce qui se dit. Elle en perd ses moyens. Des jeunes écartent les curieux pour lui permettre de respirer et de sortir du cercle qu’elle s’excuse d’avoir mis en émoi.
A ce titre-là aussi la kasbah est une formidable école, celle de l’auto-organisation.
La solidarité est aussi basée sur l’origine régionale des participants, chaque village organise des réceptions, des petites fêtes et rend visite aux autres en scandant des slogans ou en chantant.
Combien de temps la kasbah va-t-elle tenir ? Les participants n’ont pas l’air d’être au bout du rouleau. Chaque jour de nouvelles tentes de dressent débordant de l’autre côté de l’avenue.
En fait il faut poser la question autrement : combien de temps le gouvernement va-t-il tenir ? Échappera-t-il aux revendications clés de la kasbah ?
La première occupation de la kasbah avait été expulsée. « S’il le faut on reviendra, on n’est pas décidés à se laisser déposséder de notre révolution ».