vendredi 4 mars 2011

[la révolution tunisienne - R+49 -] 14

Tunis le 02.03.11
Kasbah
Tôt matin, Nisar m'a fixé rendez-vous dans une brasserie non loin de l'hôtel International, un ignoble bâtiment qui défigure toute l'avenue Habib Bourguiba. Il rédige à la hâte des réponses aux mails reçus la nuit. Il n'a que peu de temps à me consacrer avant une réunion. Responsable du syndicat des PTT, il négocie en ce moment pour faire appliquer les décisions du protocole d'accord conclu à Tunisie Telecom le 9 février. Mais hier le Ministre de tutelle a démissionné. Son café refroidit. Son téléphone sonne sans cesse. On se quitte après quelques échanges d'infos.
- On se verra peut-être à midi? Je t'appelle...
Sur l'avenue Habib Bourguiba, un soleil froid fait étinceler les barbelés. Je me surprends à penser que je me suis déjà habitué à leur présence... Comme à celle des militaires casqués et armés, des blindés, des autopompes... Ce n'est plus la dictature mais ça y ressemble plus qu'avant!
Je m'éloigne au plus vite. L'ambassade de France est aussi lourdement gardée. Je poursuis. Les vendeurs de rue installent leurs cartons. Des montagnes de cigarettes, des hectolitres de parfums, des vagues de parapluies, des stocks de chaussettes, quelques fruits secs et pâtisseries, les trottoirs sont submergés par le secteur informel. Les piétons sont obligés de tenir le milieu de la rue, les voitures et les taxis klaxonnent. Les marchands ambulants crient à tue-tête. Cette effervescence bruyante me semble pourtant plus hospitalière que la zone militaire que je viens de quitter.
Plus loin, porte de France, c'est le souk qui commence. Tout aussi coloré et bruyant, mais plus ordonné déjà. J’abandonne assez vite le sillon tracé pour les touristes entre les monceaux de jeans et les djellabas chinoises. Je ne sais comment mes pas me guident, je compte sur mon sens de l’orientation pour retrouver la kasbah.
Je traverse une « rue du Riche », je file à gauche et puis à droite, la vue s’élargit enfin sur la place de la kasbah. Je la retrouve plus ensoleillée qu’hier, damier de tentes de couleur, méli-mélo de discussions survoltées. Ça crie, ça chante, ça se colle à votre peau, ça vous sourit et ça vous glace. C’est chaleureux, enflammé, tenace.

La rumeur
Depuis plusieurs jours l’occupation de la place de la kasbah est l’objet de vives critiques de toute une couche de gens bien pensant. Depuis lundi soir, des centaines de Tunisois se sont réunis à la coupole de la Menzah pour soutenir le gouvernement de transition et protester contre le "radicalisme" et la "dictature" de la Kasbah. En dégageant, Mohamed Ghannouchi a lancé un appel à la "majorité silencieuse" pour qu'elle se montre et affronte une "minorité" qui veut imposer la loi de la rue. Le journal « La Presse » retrouve ses anciens accents ouvrant ses colonnes largement à tous ceux que la créativité de la kasbah chagrine. Le thème à la mode, initié par les milieux patronaux, c’est « il faut se remettre au travail ». Bien sur chez « ces gens-là » on n’ose pas heurter de front cette caisse de résonance des résistances populaires. Mais, quotidiennement, on crée un amalgame entre la kasbah et les bandes de casseurs qu’on laisse agir impunément autour de l’avenue Bourguiba. On insinue sournoisement que les « vrais révolutionnaires » ne sont pas nécessairement à la kasbah. On glisse habilement l’un où l’autre provocateur. Toutes les vieilles recettes de l’intoxication sont utilisées pour faire plier cet ilot de résistance et à travers lui, s’attaquer à ces dizaines de milliers de tunisiens qui a partout dans le pays continuent à revendiquer la traduction concrète des slogans révolutionnaires.
Dans les deux camps, révolution et contre-révolution, il est clair que tant que la kasbah tiendra tête au gouvernement provisoire, tant qu’elle engrangera des victoires, même partielles –déjà trois ministres ont démissionné après Ghannouchi-, les luttes sociales auront un point de référence. Et inversement, tant que la lutte sociale se maintiendra, le forum de la kasbah jouera un rôle de catalyseur de la contestation.

Elle tient
La plupart des occupants de la kasbah ont conscience de ces enjeux. Toutes les discussions de la place s’alimentent à cette source. Jeunes et vieux s’agglutinent pour en débattre dans d’interminables discussions. Ici on compare « démocratie parlementaire » et « système présidentiel ». Les arguments rebondissent de groupe en groupe. Les avocats sont très présents, ceux qui les entourent reculent d’un pas pour les laisser développer la gestuelle qui accompagne leur art oratoire. Dans le fond de la place, trois camions militaires sont gardés par des hommes en arme. On a l’impression que ce sont eux qui sont protégés par la masse grouillante. Le chauffeur d’un des camions pique d’ailleurs un roupillon. Juste devant son véhicule un petit attroupement discute justement du rôle de l’armée. Est-ce qu’il n’y a pas un risque que le gouvernement provisoire utilise son sens « de l’ordre et de la discipline » face au pourrissement et à l’insécurité qu’il laisse s’installer ?
Grâce à ce foisonnement de discussions un vide est en train de se combler. C’est une école de cadres qui a vu le jour et des centaines de militants s’en emparent joyeusement. On est loin de l’image du blogueur ou du facebookien solitaire qui soulève le monde en tapotant ses touches –même si ces outils de diffusion sont aussi utilisés ici. C’est une discussion collective permanente qui se déroule, les arguments et contre-arguments ne peuvent pas rester virtuels, ils doivent convaincre.

Le monde est petit.
Et puis soudain, au milieu de ce tumulte, un homme se plante devant moi. Un vieil ami d’origine tunisienne mais qui habite ma ville en Belgique. Originaire de Ben Arous, à quelques kilomètres d’ici, il a quitté la Tunisie il y a plus de trente ans. « J’étouffais ».
Aujourd’hui, il a la mine resplendissante, il semble léviter dans cette joyeuse contestation. « Je suis au chômage suite à un incendie à mon boulot, alors je n’ai pas pu résister, je suis venu respirer ce parfum de liberté, c’était plus fort que moi ». Il m’est d’un grand secours car il peut me traduire les discussions qu’il capte ici et là. Il s’arrête d’ailleurs à chaque attroupement et part au suivant en me disant « c’est incroyable », « c’est beau », « c’est fabuleux ».
On a décidé d’aller boire un thé quelque part mais il ne parvient pas à quitter la place et ses tentes colorées. « C’est fou le chemin qu’ils viennent de parcourir, ils avancent avec des pas de géants ». Il m’avoue qu’il se sent libéré d’un poids par ce qu’il vit aujourd’hui. « C’est comme si un abcès se vidait, toute cette crainte que je ressentais chaque fois que je revenais s’est évaporée. Ce qui est le plus terrible c’est qu’avec cette dictature finalement si fragile, ils étaient parvenus à nous rendre si peureux, on n’osait pas parler. Nous étions soumis et honteux  de l’être».
A l’entrée de la place des  marchands ambulants, père et fils, proposent des fenouils arrosés de jus de citron. Nous engageons la conversation avec le père. Il vient de Bizerte pour vendre ses produits. Le fils propose des paquets de fines baguettes grillées. Celui-ci se félicite de la liberté qui leur est laissée depuis un mois. « Avant la police nous chassait à coups de pieds et on ne pouvait rien dire, on nous confisquait notre marchandise. Maintenant ils nous parlent un peu plus poliment. Ma charrette aussi fait la révolution »

Auto-organisation
Si l’occupation a l’air anarchique, il y a pourtant une grande organisation. Rien de militaire ou hiérarchique mais beaucoup de tâches sont réparties entre les occupants. Un contrôle assez strict des entrées de la place pour éviter les provocateurs. Chaque matin, les allées sont brossées, les couvertures aérées.
Il y a une infirmerie, une tente pour la mise en ligne des clips filmés avec les GSM, une autre pour les relations avec la presse. Dans un coin de la place on récolte et distribue la nourriture. Une affiche annonce clairement qu’on n’accepte pas de dons d’argent. Des gamins viennent de recevoir un tronçon de baguette et un yaourt. Juste en face de la cantine, trois militants originaires de Redeyef sont en grève de la faim. Un petit groupe s’est pressé autour d’eux et discute des raisons de cette forme d’action. Une jeune femme s’énerve, je crois comprendre qu’elle désapprouve radicalement ce mode de lutte. Mais elle est surtout suffoquée par tous les gens qui poussent pour essayer de comprendre ce qui se dit. Elle en perd ses moyens. Des jeunes écartent les curieux pour lui permettre de respirer et de sortir du cercle qu’elle s’excuse d’avoir mis en émoi.
A ce titre-là aussi la kasbah est une formidable école, celle de l’auto-organisation.
La solidarité est aussi basée sur l’origine régionale des participants, chaque village organise des réceptions, des petites fêtes et rend visite aux autres en scandant des slogans ou en chantant.
Combien de temps la kasbah va-t-elle tenir ? Les participants n’ont pas l’air d’être au bout du rouleau. Chaque jour de nouvelles tentes de dressent débordant de l’autre côté de l’avenue.
En fait il faut poser la question autrement : combien de temps le gouvernement va-t-il tenir ? Échappera-t-il aux revendications clés de la kasbah ?
La première occupation de la kasbah avait été expulsée. « S’il le faut on reviendra, on n’est pas décidés à se laisser déposséder de notre révolution ».

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