Des élections en Tunisie et après ?
9 septembre 2011
Le 23 octobre prochain, les Tunisien·ne·s seront
appelés aux urnes pour élire leur Assemblée Constituante. Alors que le
climat social et politique reste en ébullition, les principales forces
politiques semblent vouloir stériliser la charge de transformations
sociales et politiques portées par la révolution tunisienne. Pour en
parler, nous nous sommes entretenus avec notre camarade Anis Mansouri,
membre du Comité de soutien aux luttes populaires dans le monde arabe
[Rédaction de « solidaritéS » (Suisse)].
Stéfanie Prezioso – Comment décrirais-tu la situation sociale en Tunisie à la veille des élections ?
Anis Mansouri – Elle s’est beaucoup
dégradée. Le nombre de chômeurs·euses ne cesse d’augmenter, et le marché
de la « débrouille » se développe constamment. La loi qui est entrée
en vigueur le 2 septembre dernier ne va malheureusement guère arranger
les choses. Celle-ci interdit en effet aux chômeur-euses d’installer un
stand dans les rues sans autorisation préalable. Certes, le marché
parallèle soutenu par la mafia politico financière de Belhassan Trabelsi
s’est particulièrement développé ces derniers temps. Mais cette loi va
inévitablement toucher aussi le peuple qui meurt de faim et qui cherche à
s’en sortir. De plus, les indemnités pour les chômeurs·euses décidées
par le gouvernement provisoire n’ont été versées que durant quelques
semaines et les licenciements se multiplient. Enfin, la production de
céréales et de fruits et légumes est en forte baisse alors que les prix
ne cessent de monter. Aujourd’hui, certains produits manquent même sur
les marchés. Pourtant, pas un mot dans la campagne électorale qui
commence sur cette situation difficile.
Est-ce que face à cette situation, les mobilisations sociales se sont amplifiées ces derniers temps ?
L’Union des diplômé·e·s chômeurs·euses (UDC) est au cœur des
mobilisations. Elle vient d’organiser à Sousse une rencontre nationale à
laquelle ont assisté environ 500 étudiant·e·s et chômeurs-euses
diplômés. Emancipation sociale et politique et développement équitable
des régions, voilà leurs revendications. Le 15 août dernier, les
mobilisations promues par la gauche syndicale, les avocats et l’UDC ont
atteint leur apogée. A cette date, en effet, certains représentants de
l’ancien régime ont été amnistiés et libérés avec la complicité de
l’appareil judiciaire et de l’actuel premier ministre. Cette
mobilisation a rassemblé à Tunis une dizaine de milliers de
manifestant·e·s. La bureaucratie syndicale aux ordres du gouvernement a
essayé d’absorber cette colère en organisant une manifestation isolée
dans un coin de Tunis à l’appel également des partis libéraux et des
islamistes ; moins d’un millier de personnes y ont participé. Cette
mobilisation du 15 août dernier a dû essuyer les tirs de la police
touchant à mort un manifestant n’appartenant à aucune organisation
politique. Ailleurs en Tunisie, les mobilisations se sont poursuivies
devant les sièges de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail), à
Sfax, Sousse, Monastir… Les mobilisations sociales sont donc toujours
d’actualité même si la campagne électorale semble ne pas vouloir en
tenir compte.
Venons-en justement à cette campagne, quelle est l’importance à ton avis de cette élection ?
L’opportunité de participer ou non aux élections a fait l’objet d’un
débat. En effet, la revendication populaire d’élire une Assemblée
constituante, portée par un mouvement de masse qui a fait chuter le
deuxième gouvernement provisoire, a été détournée. L’Assemblée
constituante a été vidée de son sens puisque ce qui est largement
proposé aujourd’hui, par la frange libérale de la bourgeoisie tunisienne
ou par Ennahda, ce sont de vagues réformes politiques et
institutionnelles. Les fondements de la révolution sociale sont
totalement occultés. Néanmoins, la gauche anticapitaliste a décidé de
participer à ces élections parce qu’elles font partie du processus
révolutionnaire et surtout parce qu’elles donnent l’opportunité de faire
un tri par rapport aux projets de société qui seront présentés dans la
campagne. Elles permettront aussi de proposer un programme de transition
vraiment militant et de démontrer que tout ne se jouera pas à
l’intérieur de la Constituante nouvellement élue, mais aussi et
peut-être surtout à l’extérieure de celle-ci.
Le 3 septembre dernier, 104 listes ont été déposées, mais un seul parti est donné favori. Qu’en penses-tu ?
En fait, il existe aujourd’hui en Tunisie plus de 117 partis,
certains ne sont pas encore reconnus, d’autres regroupent des
associations citoyennes, la situation politique est en ébullition.
Néanmoins on peut distinguer trois pôles qui se disputent la
place dans ces élections. Tout d’abord, le pôle des libéraux, qui ne
représente pas uniquement la frange démocratique mais aussi les anciens
du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique) relookés [le parti
de Ben Ali aujourd’hui dissout et interdit NDR]. Ce pôle est aujourd’hui
en tractation avec les différentes instances internationales monétaires
et les gouvernements occidentaux ; il reconnaît la dette et entend
préserver les accords d’association avec l’UE. Il se dit en outre prêt à
s’allier avec Ennahdha quitte à faire quelques concessions aux acquis
dits modernistes, essentiellement à ceux qui touchent aux droits des
femmes. Ce premier pôle est sans doute l’un des favoris de ces
élections.
Le second pôle est constitué par les islamistes eux-mêmes qui
prônent un double discours sensément ouvert et démocratique (parmi les
listes qu’ils présentent, quatre sont menées par des femmes) mais qui
vise de fait à restaurer les valeurs d’un islam politique obscurantiste
et passéiste dans la vie politique de la Tunisie.
Le troisième pôle est porté par les différentes composantes de la
gauche, essentiellement la gauche anticapitaliste, ce qui reste du
Front 14 janvier. Malheureusement, il ne trouve pas la bonne
articulation entre démocratie politique et démocratie sociale. De plus,
un certain sectarisme et un manque d’ouverture semble caractériser ce
troisième pôle. Il est souvent plus facile de collaborer avec des
citoyen·e·s et des associations de quartiers qu’avec des militant·e·s.
Quels vont être les objectifs de campagne de ce dernier pôle ?
Il est essentiel pour ce troisième pôle de placer au centre du débat
quelques éléments clés qui vont faciliter le tri entre différents
projets de sociétés. Ils peuvent être résumés ainsi : 1. La liquidation
de l’héritage de l’appareil répressif. 2. Un programme de développement
équitable entre les régions. 3. L’égalité entre les citoyen-nes et la
suppression des exceptions dites culturelles apposées à la signature de
conventions internationales, comme celles relatives aux droits humains
et à l’égalité entre les sexes. 4. La gratuité de tous les services,
transports, santé et communication. 5. L’annulation de la dette et des
accords d’association. 6. La concrétisation de la démocratie directe.
Sans un débat autour de ces questions capitales, la campagne risque de
se cristalliser autour de quelques réformes institutionnelles sans
véritable contenu social et politique. Aujourd’hui, le vent ne nous est
pas favorable. Pensons notamment au fait que la Ligue de la gauche
ouvrière est à ce jour toujours interdite. De plus, les dernières
mobilisations sociales se sont soldées par des morts, la police tirant
sur la foule.
Enfin, les divisions suicidaires au sein de la gauche risquent de
faire capoter tout entrée en matière sur des éléments qui constituent le
cœur de la révolution tunisienne. Les mobilisations doivent être
poursuivies inlassablement, dans la rue, pour amener le débat sur ces
questions fondamentales. On ne peut pas considérer que l’Assemblée
constituante est le sommet au-delà duquel le processus révolutionnaire
ne peut aller. Selon moi, l’Assemblée constituante est un minimum, et le
peuple tunisien ne s’est pas révolté pour obtenir le minimum.
Propos recueillis pour solidaritéS par Stéfanie Prezioso
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire