Tunisie : un électeur potentiel sur deux n’est pas allé voter
par Hassane ZERROUKY (*)
3 novembre 2011
Plus de 51 %
des Tunisiens en âge de voter sont
restés à la maison. Sur 7,5 millions d’électeurs potentiels, seuls
3,7 millions se sont rendus aux urnes. De quoi relativiser
le
triomphalisme des islamistes d’Ennahda.
« Le taux de participation pourrait dépasser les 60 % »,
s’enthousiasmait Kamel Jendoubi, le président de la commission
électorale, dimanche 23 octobre, à la mi-journée. Les reportages de la
presse et des télés arabes, françaises et anglo-saxonnes, montrant de
longues files d’attente devant les bureaux de vote, accréditaient
l’image d’un engouement populaire massif pour ces premières élections
libres, neuf mois après la chute du dictateur Ben Ali. Un succès
populaire loué par Barack Obama, pour qui ce scrutin « a changé le
cours de l’histoire ».
La réalité est tout autre. En fait, la participation n’a été que de
48,91 %. Plus de 51 % des Tunisiens en âge de voter sont restés à la
maison. Sur un nombre total d’électeurs potentiels de 7 569 824,
seulement 3 702 627 électeurs se sont rendus aux urnes.
les files : surtout le résultat de la désorganisation... |
De ce fait, les
1 535 000 voix obtenues par le parti islamiste Ennahdha lui accordant 90
sièges sur les 217 à pourvoir ne représentent que 20,28 % de
l’électorat. Autrement dit, l’ampleur du succès électoral des islamistes
est à relativiser. « Il y a un peuple qui a voté et un autre, celui qui a fait la révolution, a boycotté les urnes », résume l’avocat Jalal Zoghlami. « Les
18-35 ans, la frange jeune, politisée des quartiers populaires de Tunis
et des villes de l’intérieur, celle qui a occupé la place de la Casbah
en janvier-févier, n’a pas voté. Pour ces jeunes, la Constituante
n’était pas la priorité. Il fallait consolider les acquis de la
révolution, ils n’ont pas été écoutés, mais ce n’est que partie remise.
Quant à l’usage du religieux par Ennahdha, les progressistes le
savaient. Au lieu d’axer leur message sur les problèmes des Tunisiens,
ils se sont focalisés sur la seule menace islamiste », ajoute-t-il.
Les partis de gauche – Congrès pour la république (CPR, 30 sièges,
13,82 %), Ettakatol (Forum pour le travail et les libertés, 21 sièges,
9,68 %), le Parti démocrate progressiste (PDP, 19 sièges, 8,76 %), le
Pôle démocratique moderniste (5 sièges, 3 %), le PCOT (3 sièges, moins
de 3 %), le Mouvement des démocrates socialistes (MDS, 2 sièges moins de
3 %), le Mouvement des patriotes démocrates (2 sièges) – totalisent 80
sièges, soit 1,4 million de voix.
L’universitaire et économiste Salah Hamzaoui, proche du Parti communiste ouvrier tunisien (PCOT), n’est pas surpris. « Plus
de 115 partis et listes, avec des numéros différents selon les
circonscriptions, des promesses de toutes sortes, ont créé un désarroi
chez des gens qui n’ont jamais voté librement. Le bulletin de vote était
une vraie affiche avec une multitude de noms et de sigles divers.
Alors, ils ont renoncé. » Selon lui, « c’était voulu. En
accordant l’agrément à autant de partis et de listes, le ministère de
l’Intérieur, aux mains d’un ancien du régime de Ben Ali, a fait
délibérément dans la confusion. Au lieu de refuser ce fait, les
progressistes ont sombré dans le démocratisme sous prétexte qu’on ne
peut refuser que des Tunisiens créent des formations ou se présentent
aux élections sous l’étiquette d’indépendants, arguant qu’à l’issue du
scrutin, n’émergeront que cinq à six formations politiques ».
Cette confusion a probablement favorisé l’arrivée surprise en
troisième position d’une liste indépendante, El Arridha Chaabia
(Pétition populaire pour la justice et le développement) de Hachemi
Hamdi, avec 19 sièges. Ce milliardaire, surnommé le Berlusconi tunisien,
propriétaire de la chaîne télévision satellitaire Al Mustaqila, est un
ancien d’Ennahdha, entré en conflit avec son chef, Rached Ghannouchi.
C’est, dit-on, un proche de Leila Ben Ali. « Hachemi Hamdi est l’homme
des Saoudiens, alors que Ghannouchi est celui des Qatariens. L’Arabie
saoudite et le Qatar se livrent une guerre d’influence via Ennahdha et
Al Arridha », soutient un observateur.
« Ennahdha, proche de l’AKP turc. C’est du pipeau ! »
assure Fateh, militant associatif. En effet, le premier ministre turc,
lors de sa visite à Tunis en juin dernier, a quelque peu refroidi les
nahdhaouis en se prononçant pour le respect de la laïcité en vigueur en
Turquie. « Il existe une tendance pro-AKP au sein d’Ennahdha. Mais
elle est minoritaire. Pour la faire émerger, il faudrait un puissant
mouvement de la société civile », assure une universitaire pour qui
c’est la tendance ultra-conservatrice proche des Frères musulmans
égyptiens qui domine. Quant à Souad Abderahim, l’élue non voilée
d’Ennahdha, « ce n’est qu’un alibi moderniste », prévient-elle.
Âgée de quarante-sept ans, Souad Abderahim, pharmacienne et femme
d’affaires, est la représentante type de ces milieux néo-libéraux
auxquels Ennahdha, sous l’influence du Qatar, a voulu donner des gages. « Pas que le Qatar », s’insurge Jalal Zoghlami. « Trois
mois avant les élections, sous l’égide de la Banque mondiale, des
marchés financiers, de Washington et Paris, un projet dénommé Programme
du jasmin (al moukhatat el yasmin, en arabe) a été mis au point, avec un
volet politique prévoyant un partage des pouvoirs après les élections,
accepté par Ennahdha. Ce plan prévoit de confier la présidence de la
République à Beji Caid Essebsi (actuel premier ministre), les ministères
de l’Économie, des Finances, de la Défense, la direction de la Banque
centrale de Tunisie, à des technocrates. À charge pour Ennahdha de
s’entendre avec d’autres partis pour les autres ministères. »
Reste que le Congrès populaire pour la république (CPR) de Moncef
Marzouki qui, selon les sondages ne devait arriver qu’en quatrième
position, n’était pas prévu dans ce plan. Il risque, de ce fait, de
jouer les trouble-fête et fausser les calculs établis. À l’évidence, en
dépit de la victoire d’Ennahdha, l’avenir politique de la Tunisie semble
plus compliqué qu’il n’y paraît.
Hassane Zerrouky
* Paru dans l’Humanité :
http://www.humanite.fr/monde/un-ele...
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