[Tunisie : Que dire ? Que faire ?]
expo face à l'ambassade de France - Tunis |
Pour la deuxième fois en 9 mois le
peuple tunisien a surpris les « commentateurs » de la vie
sociopolitique tunisienne. Si les sondages donnaient Ennahdha (1), le parti
islamiste, arrivant en tête aux élections pour l’Assemblée Constituante,
personne n’avait prévu l'ampleur
de
ce succès. Et surtout, personne n’avait prévu une telle déroute pour les listes
qui, se réclamant du « modernisme » tels le PDP et le Pôle
Démocratique et Moderniste, s’étaient érigés en « rempart » contre
l’islamisme… Comment expliquer ces
résultats ?
Premier
constat : les chiffres. Les
grandes tendances des résultats sont constatées partout dans des proportions
relativement identiques, tant à l’intérieur de la Tunisie -dans les grandes
villes comme dans les régions les plus reculées- que dans les votes à
l’étranger.
Deuxième
constat : le religieux. L’ampleur du résultat
d’Ennahdha ne peut pas être dissocié des bons résultats (du moins si on tient
compte des prévisions) d’autres listes. Ceux du CPR et de Ettakatol/ FDTL qui tous deux ont toujours
ménagé Ennahdha quand le PDP et le PDM en faisaient leur cible privilégiée.
Mais il faut aussi classer dans la même veine les résultats surprenants d’une
deuxième liste marquée comme « islamiste », celle d’ Hechmi Hamdi,
ancien dissident d’Ennahdha, tête de liste d’Al Aridha Al Chaabia. Il se paie
même le luxe de se classer devant Ennahdha dans la circonscription de Sidi
Bouzid et deuxième à Kasserine, villes symboles de la révolution !
Propriétaire de Al-Mostakilla, chaîne de télévision émettant par satellite
depuis Londres où il réside, l’homme a des moyens. Il y a quelques mois encore,
Hechmi Hamdi ne cachait pas son admiration pour Leila Ben Ali ; sur sa
télé il ventait ses mérites : « elle fait sa prière 5 fois par jour
et son livre de chevet est le coran ». Au final son parti emporterait 25
sièges, même si des contestations sont encore pendantes en raison de suspiscion
de financements « occultes » de sa campagne…
On voit donc se dessiner un arc de forces politiques dont
l’épicentre est Ennahdha mais qui n’est pas uniquement composé de partis
faisant référence à la religion. Leurs traits commun : ils ne remettent
pas en cause le cadre de l’économie libérale et ils étaient peu ou pas présents
dans la phase révolutionnaire de décembre 2010/janvier 2011. Des
caractéristiques qui les rendent « fréquentables » pour l’Europe et
les Etats-Unis. En fait, ils bénéficient de leur réputation d’opposants
réprimés par Ben Ali.
Troisième
constat : le langage. À la différence des
« partis d’intellos » se réclamant de la modernité, les forces qui
sortent en tête du scrutin ont su tenir un langage simple, populaire. On peut
ne pas aimer ces méthodes souvent populistes, mais elles ont parlé au quotidien
des citoyens. Bien plus que des concepts qui restent éloignés et abstraits…
Hechmi Hamdi promet des soins gratuits et deux cents dinars (100 euros) pour
chacun des 500.000 chômeurs du pays en contrepartie de jours de travail
communautaire. C’est de la démagogie mais cela parle aux plus démunis.
L’essentiel de la gauche radicale, elle, a mis les luttes
sociales entre parenthèses pour se consacrer à la lutte électorale, désincarnée
du quotidien, et a été incapable d’unir ses forces…
Quatrième
constat : les mecs. Malgré la
règle de la parité totale pour la présentation des listes électorales,
l’Assemblée constituante sera celle des hommes. Sur 1517 listes présentées,
seulement 110 étaient menées par des femmes. A noter également que la moyenne
d’âge chez les candidatEs est moins élevée que chez les hommes, Etant donné
l’éparpillement, les femmes auront donc peu d’occasions de faire entendre leur
voix. Paradoxe, c’est Ennahdha qui relève la moyenne grâce à ses élus en nombre
suffisant dans chaque circonscription. L’Assemblée constituante sera néanmoins
majoritairement masculine et agée à 95% de plus de 30 ans dans un pays qui
compte 50% de femmes et 55% de moins de 30 ans.
Cinquième constat
: le fric. Même habitués aux campagnes coûteuses en Europe, on ne pouvait
qu’être frappés par la démesure des moyens développés par certains partis.
Tracts en surabondance, meetings et
shows à l’américaine, caravanes de voitures « customisées », bus aux
sonos gonflées, distributions de
gadgets, de fleurs, d’autocollants, et de colis alimentaires dans les régions
les plus pauvres, tout y est passé. La campagne officielle, relativement
courte, a été précédée d’une déferlante de publicités sur toutes les chaînes de
télévision, au point que les annonceurs commerciaux traditionnels se sont mis à
« faire dans l’électoral » pour vendre leur camelote.
Question flouze, Ennahdha avait déjà fait fort, dès fin
avril : trois mois à peine après sa sortie de l’illégalité elle s’offrait
un siège rutilant à Tunis, un bâtiment précédemment occupé par Tunisie Télécom,
au loyer estimé à 20.000dt mensuels (2).
Mais d’où vient tout cet argent ? Visiblement ce
n’est pas le financement public des partis (7500 dt -3800€- dont la deuxième
moitié sera libérée sur présentation de pièces probantes…) qui permet de telles
frasques ! Une hypothèse parmi tant d’autres : le monde des affaires
recycle dans la « démocratie »(3) l’argent qu’il « concédait »
précédemment aux mafieux qui gardaient les portes de son gigantesque casino… Et
par ailleurs la Tunisie, de par sa position géostratégique est fort convoitée
par des pays et des milieux influents…
Tous les grands
problèmes restent
La victoire d'Ennahdha ferme une séquence, celle dans
laquelle les classes dominantes ont mené une « contre-révolution
démocratique » afin de se doter d'une alternative politique : moins
encombrante et moins vorace que l'ex-dictateur en fuite, ayant une légitimité
« populaire » et surtout l’aval des puissances impérialistes.
Mais rien n’est joué. Le remembrement opéré ne règle
aucun des grands problèmes qui ont conduit le peuple tunisien dans le tourbillon
révolutionnaire. Au contraire même, il les rend plus aigus : comment le
nouveau gouvernement, malgré sa confortable majorité, pourra t’il tenir les
innombrables promesses que ses leaders ont faites ? Les bailleurs de
fonds, les puissances étrangères et les dépeceurs qui rodent autour de
l’économie Tunisienne vont réclamer des « retour sur
investissement (3)» qui se traduiront inévitablement par plus de disparités
régionales, plus de précarité, plus de pauvreté… Et il ne suffira plus de
répondre « ce n’est pas le moment de… »
Les luttes sociales qui n’ont pas cessé depuis décembre
2010, même si elles sont fort éparpillées, pourraient reprendre de plus belle.
Au lendemain des élections, le Président du bureau politique d’Ennahdha
déclarait « Si la Constituante n’honore pas ses engagements le peuple y
répondra par le slogan ‘ Dégage !’». Son parti et le gouvernement
qu’il va former pourraient en faire les frais…
Au sein de l’UGTT, qui tient un congrès crucial en
décembre, les militants de gauche doivent se doter d’un objectif commun : la
faire rompre de manière radicale avec la politique de
« collaboration » avec le (nouveau) gouvernement et retrouver ses réflexes de classe. Appuyer
résolument les luttes auxquelles la bureaucratie avait mis une sourdine pendant
la campagne pour la Constituante. Tracer des convergences entre les
travailleurs pour améliorer leurs conditions de travail et les jeunes chômeurs
pour leur garantir une protection sociale digne.
Freddy MATHIEU
(1)
Pour ne pas
alourdir ce texte limitons-nous aux sigles des partis et reportons-nous au
dossier « Qui sont les (nombreux) partis politiques tunisiens » sur
le site Tunisie Libre de Rue 89 - http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2011/09/06/qui-sont-les-nombreux-partis-politiques-tunisiens-220493
(2)
100000 dinars
pour connecter 26 sites d’Ennahdha à la fibre optique ? http://hazemksouri.blogspot.com/2011/05/100000-dinars-pour-connecter-26-sites.html
(3)
En référence à
l’appel des milieux d’affaires « Invest in democracy »…
(investindemocracy.net/)
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