mardi 31 mai 2011

Democracia real YA ! – [Le crédit, le temps, l’espace et la révolution]

Par Daniel Tanuro - 31 mai 2011

En visite au camp des indignéEs de la Place de Catalogne, à Barcelone, Eduardo Galeano a accordé un entretien au cours duquel il a dit notamment ceci : « La vie vaut d’être vécue (…). Il y a un autre monde possible dans le ventre de ce monde-ci. (…) Je ne sais pas ce qui va se passer. Et ça ne m’importe pas tellement de savoir ce qui va se passer. Ce qui m’importe c’est ce qui est en train de se passer. Ce qui m’importe, c’est le temps qui est, et ce temps qui est s’ouvre sur d’autres possibles qui seront, mais on ne sait pas ce qu’ils seront » [1].
Crise du crédit, crise du temps, crise de civilisation
Ces paroles du célèbre écrivain latino-américain incitent à creuser la signification du petit mot « ya » dans ce slogan du mouvement social en cours dans l’Etat espagnol : « Democracia real ya » (démocratie réelle maintenant). Lorsqu’on se livre à cet exercice, on arrive à la conclusion que ce « Ya », en fait, concentre tout le potentiel révolutionnaire de cette magnifique mobilisation : on veut que ça change maintenant, n’essayez pas de nous endormir avec vos promesses d’un avenir meilleur ; on commence à imposer ce changement maintenant, par la lutte ici ; cette lutte est dure mais source d’intelligence, de joie, de dignité ici et maintenant ; elle entrouvre la porte vers un autre monde possible maintenant du fait que oui, il existe déjà, en creux, à l’envers du monde actuel.
« Toute économie se résout en dernière analyse à une économie du temps » (Marx). L’importance du « Ya » renvoie en fait à la crise de la temporalité capitaliste et indique qu’il s’agit d’un aspect majeur de la très profonde crise de civilisation qui ronge cette société de l’intérieur. Système en constant déséquilibre, système pressé qui ne peut que courir de plus en plus vite en grossissant sans cesse, le capitalisme écrase constamment le présent sous le futur, repoussant devant lui problèmes et solutions. Les premiers grossissent, les secondes deviennent de plus en plus improbables ou inacceptables ? Le capitalisme n’en a cure : il continue de courir. Il ne peut tout simplement pas faire autrement, car chacun des capitaux qui le composent doit choisir : courir ou mourir.
Courir, c’est-à-dire investir, remplacer les travailleurEUSEs par des machines plus productives. Courir, c’est-à-dire vendre à tout prix, réaliser la plus-value sans tarder afin de la réinvestir. Courir, c’est-à-dire créer sans cesse de nouveaux besoins pour que la surconsommation (des riches) et le surendettement (des pauvres) absorbent la surproduction par les machines. Courir, c’est-à-dire fabriquer des marchandises à l’obsolescence accélérée, afin que la demande ne soit jamais apaisée. Courir, c’est-à-dire investir à crédit, vendre à crédit, acheter à crédit, vivre à crédit, aimer à crédit, mourir à crédit…
La dite crise financière a fait jaillir l’absurdité de cette fuite en avant permanente. Crise du crédit, c’est-à-dire du centre nerveux censé coordonner les activités des capitaux concurrents et égaliser le taux de profit, cette crise de la finance est en réalité celle du capitalisme mondialisé en tant que mode de production de l’existence sociale. C’est la crise du « demain on rase gratis » ; la crise du « achetez aujourd’hui et payez plus tard » ; la crise du théorème de Schmidt (« les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ») ; la crise de la croyance en un deus ex machina technologique qui surgira à temps pour empêcher une catastrophe écologique ;… et la crise des autruches politiques corrompues, si serviles face au capital et si arrogantes face aux peuples, à qui le portefeuille tient lieu de cerveau et le néolibéralisme de pensée.
Non à la relance destructrice, oui à l’alternative. Maintenant
Le capitalisme ne résout rien, il détruit tout. Côté planète, l’Agence Internationale de l’Energie vient de le révéler : les émissions de CO2 ont augmenté de 1,6 Gt en 2010. Cette hausse sans précédent confirme que le plafond de 2°C d’augmentation de la température par rapport à la période pré-industrielle ne peut plus être respecté. Faute de mesure très radicales prises maintenant, le cap est mis d’ici la fin du siècle sur une augmentation d’au moins 4°C de la température de la Terre [2], entraînant une série de catastrophes irréversibles à l’échelle humaine des temps… Côté société, il suffit de jeter un œil sur les statistiques du chômage, en particulier le chômage des jeunes, pour prendre la mesure du carnage : plus de 40% en Espagne, plus de 30% en Grèce et en Irlande, plus de 20% en France et en Allemagne. Privés du droit de se rendre utile à la société, des millions de jeunes diplôméEs, qualifiéEs, sont condamnés à survivre avec 500 ou 600 Euros par mois… au milieu d’un océan de capitaux inemployés.
De plus en plus de personnes comprennent que relancer ce système pourri en espérant que demain tout ira mieux ne ferait qu’augmenter les destructions de toutes sortes. Sur le plan écologique, cela signifierait encore plus de marchandises produites, donc d’énergie consommée, donc de gaz à effet de serre envoyés dans l’atmosphère – sans compter l’appropriation capitaliste des terres, des forêts, de l’air, ainsi que les technologies d’apprentis-sorciers (OGM, nucléaire, agrocarburants, gaz de schiste, « charbon propre »… on en passe). Sur plan social, la relance de la production ne satisferait pas les besoins sociaux les plus criants, vu que ceux-ci sont généralement non solvables. Le capitalisme ne produisant que pour le profit, sa relance nécessiterait donc d’accepter les plans d’austérité du FMI et des gouvernements, qui visent tout simplement à détruire ce qui reste de l’Etat providence : allongement de la carrière, diminution de salaire, coupes sombres dans la fonction publique et la sécurité sociale, flexibilité et précarité accrues,...
-camp de réfugiés à Ras Jedir - frontière Libye/Tunisie-
Une alternative est nécessaire. Pas demain, maintenant. Une alternative immédiate, fondée sur l’utilisation intelligente de « ce qu’il y a de subversif dans le réel », selon la formule de Bernard Friot [3]. Pour l’élaborer, pour en identifier les points d’appui existants, il faut penser ; pour penser il faut s’arrêter et se rassembler en un lieu déterminé. Reconquérir le temps et l’espace pour reconstruire du lien social : c’est ce que font les indignéEs dans l’Etat espagnol. Les manifestes qu’ils/ elles adoptent, au terme de longs débats démocratiques en assemblées populaires, montrent que la méthode est féconde. Comme celle de la place Tahrir en Egypte ou de la Casbah en Tunisie, cette mobilisation atypique confirme ainsi une grande leçon de l’histoire du mouvement ouvrier : la lutte collective permet à la conscience de faire d’énormes bonds en avant ; cela peut changer complètement le rapport de forces car, comme le disait Marx, « quand les idées s’emparent des masses, elles deviennent des forces matérielles ».
« Try to begin to change the world »
Quelles idées ? Il n’en manque pas ! Toutefois, dans le foisonnement créatif de demandes formulées par les IndignéEs de Madrid, de Barcelone et d’ailleurs, deux revendications nous semblent particulièrement importantes : la nationalisation de la finance et celle de l’énergie. D’une part, elles s’appuient sur le fait qu’il existe déjà un secteur public – c’est « le subversif dans le réel », l’ouverture vers un autre possible. D’autre part, si nous en soulignons l’importance, ce n’est pas par attachement dogmatique aux recettes sacrées du Programme de Transition, mais pour des raisons stratégiques, basées sur une analyse précise : ces deux secteurs sont les principaux responsables de la casse sociale et de la casse environnementale, ils sont liés entre eux par les énormes crédits nécessaires aux investissements de long terme en capital fixe (plateformes pétrolières, raffineries, centrales électriques,…), ils dominent l’économie ainsi que la politique, et bloquent toute solution écosocialiste… de sorte que leur couple infernal est en train de mener l’humanité droit dans le mur.
Ensemble avec la réduction radicale du temps de travail (sans perte de salaire et avec embauche compensatoire) et avec des réformes démocratiques dans le champ politique, ces deux revendications nous semblent devoir être mises au cœur d’un programme anticapitaliste. Elles lui confèreront beaucoup de force et de crédibilité, parce qu’elles répondent indiscutablement à des nécessités objectives vitales, incontournables (notamment la nécessité de prendre d’urgence des mesures drastiques pour éviter une élévation du niveau des océans d’un mètre ou plus d’ici la fin du siècle !).
On entend déjà les sceptiques et les blasés : vous prenez vos rêves pour des réalités, les gens sont trop individualistes, les rapports de forces sont trop dégradés, l’emprise des bureaucraties syndicales est forte, la conscience de classe est en chute libre, le projet socialiste est discrédité… Certes, tous ces facteurs incitent à tempérer quelque peu l’enthousiasme. Mais il s’agit avant tout de saluer la magnifique leçon d’audace, de courage, d’intelligence et de volontarisme (dans le bon sens du terme) donnée par les IndignéEs de la Puerta del Sol et de la Place de Catalogne !
« Try to begin to change the world », disait Ernest Mandel, s’appuyant sur la dernière des onze thèses de Marx sur Feuerbach (« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il est temps de le changer »). Quelques milliers de jeunes ont commencé, et ils ont prouvé en pratique que notre vieille amie la taupe, la révolution, creuse sous la surface aride de ce capitalisme faussement triomphant.

TANURO Daniel
paru sur www.europe-solidaire.org


Notes
[2] Voir Fiona Harvey, The Guardian, disponible sur ESSF (artile 21758): Worst ever carbon emissions leave climate on the brink.
[3] « Retraites : l’enjeu majeur est de voir le subversif dans le réel », Bernard Friot, Carré Rouge N°44, nov. 2010.

lundi 23 mai 2011

"1968 te lo contaron tus padres. 2011 se lo contarás a tus hijos

La Kasbah à Madrid
Par Santiago Alba Rico
Santiago Alba Rico est philosophe, marxiste et écrivain. Il réside depuis de nombreuses années en Tunisie

Pour ceux qui ont suivis de près les deux occupations de la Kasbah à Tunis, il est très difficile de ne pas succomber au vertige de l’émotion d’un « déjà vu » devant les images des jeunes qui, depuis lundi dernier, donnent une dignité à la Puerta del Sol avec leur présence : les matelas et les cartons, les petits papiers avec des slogans collés aux murs, les assemblées permanentes, les commissions de ravitaillement, de nettoyage et de communication, l’obstination devant la pluie torrentielle…

Ne nous nous y trompons pas : les protestations en Espagne s’inscrivent sans doute aucun dans la même faille tectonique globale et prolongée et réadaptent le même modèle organisationnel inventé à Tunis et en Egypte (et à Bahreïn, en Jordanie, aux Yémen, etc). Le capitalisme a échoué en tout mais il est parvenu à globaliser les ripostes.
« Des milliers de jeunes espagnols protestent contre les difficultés économiques » titrait le journal « Le Monde ». C’est vrai. En Tunisie également le chômage, la pauvreté et l’inflation ont joué un rôle dans l’éclatement des révoltes. Mais ce n’est pas cela qui est impressionnant. Ce qui est impressionnant, c’est que dans les deux cas, les manifestants ont réclamé et réclament la « démocratie ». Dans le cas de la Tunisie et du monde arabe, tout le monde pensait que les gens allaient évoquer la « sharia » - l’application religieuse de la loi – face à l’arbitraire et à la corruption. Dans l’État espagnol, tous les analystes soulignaient la pénétration rampante du discours néo-fasciste comme réponse à l’insécurité économique et sociale et à la perte de prestige de la politique. La droite conservatrice semblait, de chaque côté de la Méditerranée, la seule force capable de canaliser, en le déformant, le malaise général.
Mais voici que ce que les jeunes demandent, que ce soit là bas et ici, à Tunis et à Madrid, au Caire et à Barcelone, c’est la « démocratie ». Une véritable démocratie! Que les Arabes la demandent, cela semble raisonnable, puisqu’ils vivaient et vivent encore sous des dictatures féroces. Mais que les Espagnols l’exigent semble plus étrange. L'Espagne n’est-elle pas une démocratie ?
Non, elle ne l’est pas. En Tunisie, il y a peu de temps, on pensait encore qu’il serait suffisant d’avoir une constitution, des élections, un parlement et la liberté de la presse pour qu’il y ait une démocratie. En Espagne, où l’on vient de chausser les bottes de sept lieux, on a compris en un éclair que les institutions ne suffisent pas si ceux qui gouvernent les vies des citoyens sont les « marchés » et non le parlement. Ces jeunes sans maison, sans travail, sans parti, ont associé avec une juste intuition les « difficultés économiques » au gouvernement dictatorial, non pas d’une personne en particulier, mais bien d’une structure économique qui désactive de manière permanente les mécanismes politiques – de la justice aux médias – sensés garantir le caractère démocratique du régime.
Ces jeunes sans avenir ont su mettre à nu d’un seul coup la fausseté qui affleurait et qui pendant des décennies à soutenu la légitimité du système ; l’identité faite entre démocratie et capitalisme. En Tunisie et en Égypte, le capitalisme frappait brutalement ; en Espagne il anesthésiait. Aucun régime économique n’a autant exalté la jeunesse en tant que valeur marchande et aucun ne l’a autant méprisé en tant que force réelle de changement. Tandis que la publicité offre sans cesse l’image immuable du désir de ne jamais vieillir, de rester éternellement jeune, les jeunes espagnols souffrent du chômage, du travail précaire, de la déqualification professionnelle, de l’exclusion matérielle de la vie adulte et, pour ceux qui osent se soustraire aux normes socialement acceptées de la consommation petite-bourgeoise, la persécution policière.
Dans le monde arabe, afin de les empêcher de réclamer une existence digne, on frappait les jeunes et on les mettait en prison. En Europe, pour qu’on ne réclame pas une existence digne, on offre de la malbouffe, de la télévision poubelle…
En Tunisie, les jeunes qui ne pouvaient accéder à une vie adulte étaient retenus dans leurs corps à coups de matraque. En Espagne, les jeunes qui ne peuvent trouver leur propre logement ni travailler selon leurs compétences, peuvent encore acquérir des objets technologiques bon marché, des vêtements bon marché, des pizza bon marché. Maintenue bien loin des centres de décision, méprisée et sur-exploitée sur le marché du travail, modelée par l’homogénéisation de la consommation, la jeunesse est devenue en Europe et dans le monde arabe une sorte de « classe » sociale qui, du fait de ses propres caractéristiques matérielles, ne connaît plus de limite d’âge.
Mais nous nous étions trompés ; si la répression ne fonctionne pas, ce n’est pas le cas non plus de ce que Pasolini appelait dans les années 70 « l’hédonisme de masses ».  Que ce soit des coups ou des somnifères, les jeunes n’acceptent plus qu’on les traitent comme des enfants : ils ne se laissent plus terroriser (ils se disent « sans peur », là bas et ici), ni acheter (« nous ne sommes pas des marchandises »).
La Puerta del Sol à Madrid démontre également le grand échec « culturel » du capitalisme, qui a voulu maintenir les populations européennes dans un état permanent d’infantilisme alimenté par un spectacle permanent d’images et de sensations « fortes ». Effrayés ou corrompus, ont pouvait laisser les enfants voter sans danger que leur vote ait un quelconque lien réel avec la démocratie. C’est pour cela que, à Tunis et à Madrid, les jeunes demandent précisément la démocratie ; et c’est pour cela, qu’à Tunis et à Madrid, ils ont compris avec certitude que la démocratie est organiquement liée à cette chose mystérieuse que Kant situait de manière sans appel en dehors des « marchés » ; la dignité.
Il est impressionnant – impressionnant, c’est le mot – d’entendre crier ces jeunes sans parti, sans beaucoup de formation idéologique ou même allergiques aux « idéologies », le mot « révolution », comme à la Kasbah de Tunis. Ils sont pacifiques, disciplinés, ordonnés, solidaires, mais ils veulent tout changer. Tout. Ils veulent changer le régime, comme en Tunisie : le monopole bipartiste des institutions, la corruption, la dégradation des services publics, la manipulation médiatique, l’impunité des responsables de la crise. Comme à la Kasbah de Tunis, tous les partis institutionnels, même ceux de « gauche », ont été pris à contre-pied ou bousculé en dehors du jeu.
Les jeunes de Sol (et des autres villes espagnoles), ne représentent aucune force politique et ils ne se sentent représentés par aucune d’elles. Mais l’erreur – clairement instrumentalisée par ceux qui se sentent menacés par le soulèvement – c’est de penser que nous sommes confrontés à un rejet – et non devant une revendication – de la politique. A la lumière des expériences historiques précédentes, nous pourrions conclure que la perte de légitimité des institutions et de caste politique prête le flanc à des solutions populistes ou démagogiques, à l’émergence d’un « leader fort » dont la volonté résoudra miraculeusement tous les problèmes. Le fascisme classique en quelque sorte. Mais le fascisme classique, dont l’ombre apparaissait pourtant déjà à l’horizon, c’est justement ce que ces jeunes veulent empêcher et dénoncer. Le populisme et la démagogie nous gouvernent d’ailleurs déjà, les « leaders forts » sont ceux qui dominent les partis au pouvoir et tentent de susciter leur adhésion sur des bases purement émotionnelles aux éternels enfants en lesquels ils voulaient nous transformer. 

La Kasbah de Tunis, comme la Puerta del Sol, se révoltent justement, au nom de la démocratie, contre toute sorte de leadership de caudillos. Il y a là bas, comme ici, une affirmation de démocratie pure, classique, quasi grecque. L’historien Claudio Eliano raconte l'anecdote d’un candidat athénien qui a découvert un paysan écrivant son nom sur la liste de ceux qui devaient être condamnés à l’ostracisme ; « Mais, tu ne me connais même pas », s’est plaint l’oligarque. « Justement, c’est pour ça », a répondu le paysan, « pour que tu ne sois pas connu ». A la Kasbah de Tunis existait une puissante susceptibilité face à tout ce qui était connu : toutes les personnes célèbres, connues par la télévision, toutes les personnes reconnues par les manifestants n’étaient pas les bienvenues sur la place. C’étaient les inconnus qui étaient autorisés à parler et à faire des propositions ; c’étaient les inconnus qui avaient l’autorité et non les « célébrités », ceux que le marché et son frère jumeau l’électoralisme accumulent.
Mais il se fait que les inconnus, c’est nous tous ; les inconnus c’est les monsieurs et madames tout le monde auxquels les candidats aux élections sourient en demandant leurs vote pour ensuite les exclure de toute prise de décision. A la Kasbah de Tunis, comme à la Puerta del Sol à Madrid, il y a une tentative de démocratiser la vie publique en rendant la souveraineté aux inconnus. Personne ne peut nier les risques ni les limites de ce pari, mais personne ne peut non plus nier sans malhonnêteté que « cette révolution contre les célébrités » constitue précisément une dénonciation du populisme mercantile et de la démagogie électoraliste, deux traits centraux des institutions politique du capitalisme.
Les jeunes de la Kasbah de Madrid, des Kasbahs de toute l’Espagne, veulent une réelle démocratie, car ils savent que c’est d’elle dont dépendra leur avenir et celui de toute l’humanité. Ils ne savent pas encore cette démocratie, comme nous le rappelle Carlos Fernández Liria, c’est ce que nous avons toujours appelé le communisme. Ils devront le découvrir par leurs propres voies, à leur manière. Nous, les plus vieux, ce que nous découvrons depuis cinq mois, dans le monde arabe et aujourd’hui en Europe, c’est que les « nôtres » - comme les appellent Julio Anguita - ne sont pas comme nous.
Dans « Le désir d’être punk », l’extraordinaire roman de Belén Gopegui, l’adolescente Martina, exemple vivant de cette génération sociale qui s’est construite dans les marges des marchés, reproche à son père : « tu n’a pas été un bon exemple ». Nous n’avons, en effet, pas donné un bon exemple aux jeunes et, malgré cela, quand, à partir de la gauche, nous les méprisions seulement un peu moins que le mépris des Botin (grand patron espagnol du groupe Santander, NdT) ou de la Warner, quand nous pensions que toutes les subjectivités étaient définitivement formatées par un horizon blindé, ce sont eux qui se sont levés contre la « gavage de somnifères » pour réclamer une « révolution » démocratique. Martina est à la Puerta del Sol et il se peut qu’elle échoue également, comme a échoué son père. Mais qu’aucun cinquantenaire de droite (ni de gauche) ne vienne lui dire qu’elle a eu la vie facile ; qu’aucun cinquantenaire de droite (ni de gauche) ne vienne lui apprendre qu’on n’obtient rien dans ce monde sans lutter.
La seconde décennie du XXIe siècle annonce un futur terrible, peut être apocalyptique, mais il est déjà produit quelques surprises qui doivent nous rajeunir. L’une d’elle est que, même si tout va mal comme nous le disions, il est certain qu’il y aura résistance. Une autre, c’est que ce qui uni véritablement, c’est le pouvoir et que la Puerta del Sol, quoiqu’il se passe, a le pouvoir. Et enfin, c’est que toutes les analyses, aussi pointues et méticuleuses soient-elles, laissent toujours une inconnue qui finit par les démentir.
Il n’y aura pas de révolution en Espagne, du moins pas dans l’immédiat. Mais une surprise, un miracle, une tempête, une conscience dans les ténèbres, un geste de dignité contre l’apathie, un acte de courage contre le consentement, une affirmation anti-pub de la jeunesse, un cri collectif pour la démocratie en Europe, n’est-ce pas déjà une petite révolution ? Tout à recommencé plusieurs fois au cours de ces derniers 2.000 ans. Et quand certains pensaient que tout était terminé, voilà que nous avons, à plusieurs endroits, le plus inespéré, des gens nouveaux disposés et engagés à commencer à nouveau. 

Santiago Alba Rico est philosophe, marxiste et écrivain. Il réside depuis de nombreuses années en Tunisie.
Publié sur www.rebelion.org. Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be



Propositions de l’Assemblée réunie place 
Puerta del Sol, à Madrid
A la suite du consensus atteint par l’Assemblée réunie le 20 mai à ACAMPADA SOL (le camp place Puerta del Sol), une première liste de propositions, résultant de la compilation et de la synthèse des milles propositions reçues tout au long de ces jours, a été élaborée.
Nous rappelons que l’Assemblée est un processus ouvert et collaboratif.
Cette liste ne se conçoit pas comme étant fermée.
1. Le changement de la loi électorale pour que les listes soient ouvertes et avec circonscription unique. L’obtention de sièges doit être proportionnelle au nombre de voix.
2. Une attention aux droits basiques et fondamentaux reconnus dans la Constitution tels que :
  • Le droit à un logement digne, par la rédaction d’une réforme de la loi hypothécaire afin que la remise du logement annule la dette en cas d’impayé.
  • La santé publique, gratuite et universelle.
  • La libre circulation des personnes et le renforcement d’une éducation publique et laïque.
3. L’abolition des lois et des mesures discriminatoires et injustes telles que le plan de Bologne et l’Espace européen de l’enseignement supérieur, la loi relative au statut des étrangers et celle connue sous le nom de loi Sinde.
4. Une réforme fiscale favorable aux plus bas revenus, une réforme des impôts sur le patrimoine et les droits de succession. L’application de la taxe Tobin, laquelle impose les transferts financiers internationaux. La suppression des paradis fiscaux.
5. Une réforme des conditions de travail de la classe politique afin que soient abolies leurs indemnités de fonction. Que les programmes et les propositions politiques acquièrent un caractère inaliénable.
6. Le rejet et la condamnation de la corruption. Qu’il soit rendu obligatoire par la loi électorale de présenter des listes nettes et libres de toute personne accusée ou condamnée de corruption.
7. Des mesures plurielles à l’égard des banques et des marchés financiers dans l’esprit de l’article 128 de la Constitution, qui stipule que « toute la richesse du pays, sous ses différentes formes et quelle que soit son appartenance est subordonnée à l’intérêt général.» La réduction des pouvoirs du FMI et de la BCE. La nationalisation immédiate de toutes ces entités bancaires ayant requis le sauvetage de l’Etat. Le durcissement des contrôles sur ces entités et sur les opérations financières afin d’éviter de possibles abus quelle que soient leur forme.
8. Une vraie séparation de l’Eglise et de l’État, comme le stipule l’article 16 de la Constitution.
9. Une démocratie participative et directe dans laquelle la citoyenneté prend part activement. Un accès populaire aux médias, qui devront être éthiques et vrais.
10. Une vraie régulation des conditions de travail. Que son application soit surveillée par l’Etat.
11. La fermeture de toutes les centrales nucléaires et la promotion d’énergies renouvelables et gratuites.
12. La récupération des entreprises publiques privatisées.
13. Une séparation effective des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
14. Une réduction de la dépense militaire, la fermeture immédiate des usines d’armement et un plus grand contrôle de la sécurité par l’Etat. En tant que mouvement pacifiste nous croyons au « Non à la guerre. »
15. La récupération de la mémoire historique et des principes fondateurs de la lutte par la Démocratie dans notre pays.
16. La totale transparence des comptes et du financement des partis politiques comme moyen de contention de la corruption politique.

@acampadasol – Movimiento #15M, Madrid, le 20 mai 2011