Tunisie. Une bataille décisive face aux salafistes
Par Monia Halioui*
Tunis, février 2011... |
La Faculté des
lettres de Manouba est actuellement occupée par des salafistes qui
veulent imposer le port du niqab dans les cours et ont agressé le doyen,
l’historien Habib Kazdaghli… Les autorités tardent à intervenir.
Rappel des faits…
C’est à la fin octobre que la question du niqab fait son apparition à la
Faculté des lettres, des arts et des humanités de Manouba (environs de Tunis),
autour du refus d’une jeune étudiante de dévoiler son visage en cours.
Le 2 novembre, le
doyen réunit les membres élus du conseil scientifique, représentants aussi bien
les étudiants que les professeurs. Le règlement intérieur qui est alors adopté
interdit le niqab dans les salles de cours et lors des examens, mais permet
ainsi de le porter dans tous les autres espaces de la faculté.
L’université
propose par ailleurs de mettre à disposition des étudiants, à une très courte
distance de la faculté, un espace de prière décent, commun à tous les
établissements universitaires de Manouba.
Bousculades et menaces verbales et physiques
Rien n’y fait, les évènements s’enchaînent et la situation se dégrade...
Le 28 novembre, un groupe d’une centaine de personnes – pour la plupart
non inscrites à la faculté – interrompt bruyamment les cours et empêche la
tenue des examens.
Le 29 novembre, les personnes étrangères à la faculté à qui l’on tente
d’interdire l’entrée forcent le passage et bousculent le doyen. Les enseignants
décident, alors, de protester contre la violence des attaques par une grève.
Le 6 décembre, les «sit-inneurs», déjà bien installés dans les bureaux
de l’administration, décident cette fois-ci d’interdire au doyen l’accès à son
bureau. Une fois de plus c’est l’option de la violence qui est choisie :
bousculade, menace verbale et physique… Un enseignant sera même transporté à
l’hôpital.
Personnel administratif et enseignants constatent la confiscation de
leurs locaux et l’impossibilité pour eux de poursuivre leur mission quotidienne
au service des étudiants.
Le conseil scientifique élargi décide de fermer la faculté et de
demander, alors qu’il s’y était toujours refusé jusque là, l’intervention des
forces de sécurité publique afin d’évacuer les intrus.
Le gouvernement sortant est resté sourd et indifférent à cet appel.
Depuis le 6 décembre, les cours sont interrompus et les locaux administratifs
occupés. Le doyen, le personnel administratif, les enseignants et les 8.000
étudiants attendent en vain.
Les salafistes saturent l’espace universitaire
Que l’on ne s’y trompe pas. Ce qui se joue ici n’est pas d’ordre
religieux mais d’ordre politique.
Les salafistes qui occupent la faculté ont installé micros et enceintes
pour asséner leurs vérités premières et leurs certitudes à grand renfort de
décibels. Il n’y a de place ni pour le questionnement, ni pour le doute, encore
moins pour l’humilité. Il n’y a pas même de place pour le silence, il faut
saturer l’espace.
Les salafistes ne veulent pas savoir que les membres du conseil
scientifique sont élus et que leurs décisions sont légitimes. Ils ne veulent
pas entendre parler des problèmes de pédagogie, d’éthique, de sécurité ou tout
simplement de pratique que pose le port du niqab en cours.
Les salafistes n’ont que faire des discours sur le contrat social qui
lie une société à son enseignement ou sur le contrat moral qui fonde le rapport
de respect et de confiance entre un enseignant et un étudiant. Ils vous
répondront que les étudiantes sont «souillées» par le regard des professeurs.
Non, vraiment, ils ne connaissent pas le doute. Ils imposent leur loi
par la force, sans état d’âme. Ils ont, il est vrai, un objectif à atteindre et
un agenda à tenir.
Car l’enjeu est majeur et la bataille décisive. Ce qui est visé ici,
c’est un changement pur et simple de l’enseignement et plus globalement un
changement radical des rapports sociaux. Dorénavant il n’y aurait plus de
professeur et d’élève, plus de médecin et de patient, plus de camarades, plus
de collègues, plus de voisins… Il n’y aurait que des «mâles» et des «femelles»
très tôt différenciés et séparés. Les hommes seraient d’éternels loups en rut
et les femmes de perpétuelles mineures appétissantes. Toute la société devrait
être réorganisée à travers ce prisme !
L’enseignement au sens large est l’institution la plus investie en
Tunisie. Sur le plan symbolique comme sur le plan matériel. A la fois par
l’Etat et par la société civile. A bien des égards, c’est notre plus grande
richesse nationale. Les familles de tous horizons sont prêtes à sacrifier
beaucoup pour l’éducation de leurs enfants, filles ou garçons.
Il s’agit donc de défendre cette institution et de préserver ce trésor.
De rappeler que nos universités sont des sanctuaires du savoir auxquels
l’écrasante majorité des Tunisiens tient passionnément. Il suffit pour s’en
convaincre de se souvenir de la mobilisation des mères de famille en juin
dernier, fermement décidées à faire réussir la session du baccalauréat en
pleine tourmente révolutionnaire.
Le savoir se nourrit de questions, pas de dogmes. Le savoir se nourrit
d’échanges, pas de ségrégations. Si l’on touche aux fondamentaux de notre
institution éducative que sont la mixité, la neutralité, l’honnêteté et le
respect c’est le socle de la société tunisienne qui se fissure. Aujourd’hui la
faculté de Manouba, demain, à qui le tour ?
Le silence assourdissant des autorités
Très tôt, de nombreux partis politiques ainsi que l’Union générale des
travailleurs tunisiens (Ugtt, centrale syndicale la plus importante du pays)
manifestent leur inquiétude et leur solidarité.
Moncef Marzouki, militant des droits de l’homme et président du Congrès
pour la République (Cpr), lors d’une communication téléphonique avec le doyen
Habib Kazdaghli, le 30 novembre dernier, avait tenu à «(apporter son) total
soutien au doyen et aux enseignants de la faculté de Manouba», avant d’ajouter
: «les hordes sauvages qui occupent illégalement la faculté doivent savoir que
la Tunisie est un pays de droit et qu’aucune personne ou groupe ne peuvent
surseoir à ses règles ou à l’autonomie de l’université».
C’était, il est vrai, avant son accession à la présidence de la
République. A peine un mois plus tard les choses ont légèrement changé. Le
désormais président Moncef Marzouki, déjà en campagne et sans doute soucieux de
ne pas froisser les amis de ses amis, fait une première œillade aux intéressés
en assurant les femmes en niqab de sa bienveillante protection avant de déclarer
au ‘‘Journal du Dimanche’’, le 18 décembre 2011 : «Cette histoire de niqab
relève de la liberté individuelle de chacune. Qu’on en finisse et qu’on parle
de sujets importants. Celui-ci est tout à fait marginal».
Cette déclaration signe-t-elle le désaveu du conseil scientifique
pourtant composé de membres élus ? Signifie-t-elle que l’université n’est
désormais plus libre de choisir son règlement intérieur ? Donne-t-elle une
prime aux rapports de force et à l’intimidation ?
Il est permis de se poser ces questions au vu des atermoiements du
nouvel exécutif tunisien.
Le ministre de l’Intérieur fait la sourde oreille
Le 26 décembre, Ali Laârayedh, tout nouveau ministre de l’Intérieur,
semble donner le ton dans une déclaration saluée. Il promet une tolérance zéro
pour les personnes qui «menacent la sécurité des citoyens» ou qui «bloquent les
administrations».
Le lendemain, le doyen Habib Kazdaghli lui adresse un courrier dans
lequel il appelle à faire évacuer les intrus (sur la trentaine d’occupants, 5
au plus sont inscrits à la faculté) afin de sécuriser les locaux, reprendre
sereinement les cours et réorganiser les sessions d’examens. Il n’a toujours
pas obtenu de réponse.
Les enseignants sont déterminés à sauver l’année universitaire et à
préserver l’université des querelles partisanes, mais ne peuvent envisager une
réouverture de la faculté dans le climat d’insécurité qui y règne. Les
autorités quant à elles, ne semblent toujours pas pressées d’intervenir pour
défendre l’université tunisienne, ni très soucieuses du sort des 8.000
étudiants de Manouba pris en otage par une infime minorité, décidément très
ménagée.
* Ancienne
enseignante à Ihec, pharmacienne. Paru sur kapitalis.com
03/01/2012
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