mercredi 8 octobre 2008

Economie réelle ou capitalisme financier ?

"Ce n'est pas par générosité de cœur que le boulanger vend son pain à la ménagère à un prix que celle-ci peut supporter, mais parce que tel est son intérêt". Adam Smith, celui qui a avancé l'idée de la main invisible et considéré comme l'auteur emblématique du libéralisme et le père fondateur de l'économie, en particulier au travers de son oeuvre fondatrice : l'Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)
Dans les débats engendrés par la crise financière, on a entendu à de multiples reprises opposer les concepts «d’économie réelle» et de «capitalisme financier». A l’un l’on concède un sens moral, tandis qu’on condamne l’autre pour son égoïsme forcené. Ainsi par exemple les responsables de l’Internationale Socialiste réunis à New York «...ont aussi plaidé pour un retour de la finance à l'économie réelle, une économie qui doit œuvrer à un développement durable et solidaire, qui doit produire des investissements et créer de l'emploi ».
Une note de l’Institut Emile Vandervelde va dans le même sens : « Pour le PS, l’économie a d’abord et avant tout pour but de produire des biens et des services en vue de satisfaire les besoins des GENS, des entreprises et des pouvoirs publics. Cette économie productive, à travers la répartition des richesses produites et le financement des protections sociales, permet l’élévation du niveau de vie et du bien être des populations. (…)En ce sens, l’économie financière doit être au service de l’économie réelle. » [1]
A première vue le raisonnement semble séduisant. Il « suffirait » que le capitalisme redevienne industriel, de production (de biens, de services,…) et de discipliner son aile financière pour lui rendre sa morale.
Elio Di Rupo a beau se fâcher tout rouge contre les « spéculateurs voyous », et promettre qu’après la crise on mettra sur pied une commission d’enquête, son analyse des responsabilités fondamentales semble un peu courte. En tout cas elle n’est pas bien différente de celle de Charles Michel qui se fâche tout bleu sur les « spéculateurs qui ont dépassé les limites »
Il me semble que les questions auxquelles il faut répondre sont : la « virtualité », la spéculation, la recherche du profit rapide, sont-elles des accidents ou des caractéristiques du système capitaliste ?
Le capitalisme réel a-t’il pour vocation de « permettre l’élévation du niveau de vie et du bien être des populations » ?
Pour illustrer les réponses possibles à ces questions, je vais vous résumer l’histoire récente de deux grands groupes industriels : Halliburton et Eternit.
HALLIBURTON
Halliburton est passée du 19e rang des fournisseurs de l'armée américaine en 2002 au premier en 2003 après avoir bénéficié de juteux contrats dans des conditions douteuses, notamment pendant la guerre d'Irak.
Le président de la commission de contrôle du gouvernement à la Chambre des représentants, Henry Waxman, dénonça ces marchés attribués sans appels d'offres à l'entreprise Halliburton et sa filiale KBR. Le directeur de KBR de l'époque, Al Neffgen, a comparu devant la Chambre des représentants en 2004 pour défendre les surfacturations effectuées par Halliburton sur les services fournis à l'armée.
En février 2007, le scandale de l'hôpital Walter Reed se développa à propos des conditions d'accueil des blessés de la guerre d'Irak. Or, une lettre de septembre 2006 par laquelle l'adjoint du général Weightman évoquait "un risque de défaillance des services de soins" en raison de la pénurie de personnel consécutive à une privatisation des services généraux de l'hôpital.
Cette privatisation a été réalisée par un contrat de 120 millions de dollars sur cinq ans pour assurer les services non médicaux et la maintenance des locaux. Ce contrat a été octroyé à l'entreprise IAP, dirigée par Al Neffgen, ancien responsable de KBR, filiale d'Halliburton.
Halliburton a aussi obtenu des contrats de reconstruction à La Nouvelle-Orléans après le passage du cyclone Katrina en 2005. Et tout le monde sait que la reconstruction a donné lieu à un vaste remembrement tout au profit des grands groupes et des habitants les plus riches.
ETERNIT
Début de cette année s’est ouvert en Italie le procès des responsables de la société. Au terme d’une instruction qui aura duré cinq ans, le procureur de Turin a demandé la mise en examen des propriétaires et actionnaires d’Eternit, responsables du drame de l’amiante en Italie : le Suisse Stephan Schmidheiny (Stephan Schmidheiny, qui vit au Costa Rica, est la cinquième fortune suisse. Un staff d’une dizaine d’avocats travaille à plein temps pour lui) et le baron belge Louis de Cartier de Marchienne. Ils risquent douze ans de prison et des amendes de plusieurs milliards d’euros. Trouvé dans la presse, cette déclaration de Me Sergio Bonetto, avocat des victimes italiennes de l’amiante « Par le nombre impressionnant de plaintes reçues, ce procès rend lisible l’ampleur du drame de l’amiante. Pour la première fois, ce sont de hauts dirigeants qui comparaîtront, et non plus des directeurs italiens ou suisses. Enfin, ce procès a également une dimension internationale : Eternit, c’était 72 centres de production, répartis dans le monde entier, que s’étaient partagés ces grandes familles suisse, belge et française !
(…) Pour leur malchance, les industriels suisses sont des gens méticuleux : tout était noté, centralisé. Par exemple, nous avons les preuves que, en Suisse, tous les échantillons d’amiante étaient contrôlés et que les productions étaient paramétrées en fonction des normes d’empoussièrement, variables selon les pays. »
De 1906 à sa liquidation en 1976, l’usine Eternit de Casale Monferrato (qui utilisait l’amiante bleue) a employé plus de 30.000 personnes. A peine 300 ont été indemnisées...
Le panorama complet des maladies dues à l’amiante est connu depuis 1960, en particulier en ce qui concerne son caractère cancérogène. Les scientifiques prévoient pourtant près de 500.000 décès dans les 30 années à venir en Europe occidentale et plus d’1 million dans le tiers-monde car la consommation d’amiante dans le monde n’a jamais été aussi forte.
Les milliers de pages accusatrices des nombreux rapports, officiels ou indépendants, les manifestations, procès, règlements, directives, fonds divers d’indemnisation des victimes, tout cela n’est pas parvenu à « réguler » cette branche industrielle. Tant qu’on peut faire des profits le « crime lucratif » doit continuer.

LE CRIME LUCRATIF
A travers ces deux exemples, on voit apparaitre plusieurs traits caractéristiques du capitalisme moderne, et non arriéré. Dans les deux cas on peut en effet douter que ces entreprises fonctionnent pour le bien être des populations… C’est le profit qui guide toutes les décisions, à n’importe quel prix.
Et le prix du profit peut aussi bien être une guerre (très lucratif quand on vend des armes ou du matériel militaire), une catastrophe écologique (le capitalisme n’aime pas plus les règles environnementales que les règles sociales) ou la famine sur un continent.
On peut aussi voir que ces entreprises ont tissé, à tous les niveaux de la société et en particulier dans la sphère financière et le monde politique qui gèrent les Etats, une toile, un réseau d’affaires et d’influences qui obéit à leurs demandes et impulsions.
La mondialisation a remplacé les Etats régulateurs par une grande toile aussi virtuelle que sa capacité à se discipliner. Certains appellent ça le « capitalisme cognitif » ou « troisième espèce de capitalisme »…
C’est ce modèle « moderne » qu’une vaste imposture idéologique a préparé et glorifié pendant les 30 dernières années. Mais la crise actuelle fait voler le modèle en éclats. Voila la raison pour laquelle les libéraux doivent eux aussi se montrer « outrés » par les excès pour mieux « refonder » le capitalisme.
Cette période a aussi sonné le glas des tendances sociale-démocrates, désormais incapables de mobiliser les « miettes » du festin capitaliste pour financer quelques réformettes. C’était fini le temps où « cette économie productive, à travers la répartition des richesses produites et le financement des protections sociales, permet[tait ] l’élévation du niveau de vie et du bien être des populations ». Dans toutes les phrases des discours on mit les entreprises sur le même pied que les travailleurs, on râpa la Charte de Quaregnon, on caressa les classes moyennes dans le sens du poil, on s’encanailla dans les Conseils d’Administration, on prit des mesures de droite qu’on nomma de titres pompeux (consolidation stratégique pour les Services Publics, revenu d’insertion pour le minimex, activation du comportement de recherche pour la chasse aux chômeurs), on imposa le pacte des générations, on donna l’absolution aux fraudeurs fiscaux, on ouvrit des Centres Fermés, on instaura les « intérêts notionnels » qui exonèrent les bénéfices des entreprises de la solidarité, et certains finirent même par se nicolasarcozier.
Cette époque fit douter que certains socialistes étaient encore de gauche…
Car pour reprendre les mots de Christian Arnsperge : « nominalement, on peut effectivement être de gauche sans développer une critique radicale du capitalisme. Dire le contraire serait contredire les faits de notre vie politique de tous les jours. Une autre chose est de savoir s’il est cohérent de se dire de gauche et de ne pas être anticapitaliste. Là je suis nettement plus sceptique. L’anticapitalisme est la racine même de la gauche » [2]

fRED

[1] In : CRISE MONDIALE DES MARCHES FINANCIERS - POUR UN RETOUR À L’ÉCONOMIE REELLE - RESTAURER L’ÉCONOMIE RÉELLE POUR RESTAURER LA CONFIANCE - ANALYSE ET PROPOSITIONS DU PS (http://www.ps.be/)
[2] L’AVENIR DE LA GAUCHE. S'ARRACHER A L'EMPRISE DE LA GAUCHE PRO-CAPITALISTE. Entretien avec Christian Arnsperger in Démocratie n°21 du 1er novembre 2007, p.6

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