lundi 31 janvier 2011

[Chroniques de la révolution tunisienne - du 26 au 30 janvier]

Treizième jour du peuple tunisien: Tensions à la Quasba
Par Alma Allende - Tunis, le 26 janvier 2011

Si tout avait obéi à un plan, si 120 personnes avaient été tuées pour rajeunir un vieux pays afin de mieux l'inscrire dans un monde arabe sous la botte de Washington, s'il s'agissait de mieux garantir la continuité en introduisant quelques changements cosmétiques, alors il faut à tout prix ramener à l'ordre ceux que le vent de la révolte – toujours imprévisible – a rassemblé dans la Quasba.
Le passé revient avec une rapidité inquiétante. Sur sa première page, « La Presse » publie la photo de la minuscule manifestation pro-gouvernementale qui s'est déroulée hier sur l'Avenue Bourguiba. La même photo est publiée sur « As-Sabah » et « Le Quotidien », afin d'insinuer le désir général d'un retour à la normalité. La télévision, où aucune des principales figures de l'opposition n'est encore apparue (Ben Brik, Marzouki, Hama Hamami), offre des image en direct (« Tunis à dix heures du matin ») de rues grouillantes et paisibles, d'honnêtes citoyens vaquant à leurs occupations quotidiennes. Comme sous l'ancien régime; « kulu shai behi », tout va bien. Ainsi que le craignait le jeune chômeur Haydar Allagui, on ignore, on méprise, on fait taire la Quasba, qui est aujourd'hui en ébullition – du fait de cet isolement – avec une tension particulière. La fatigue est visible et affûte les nerfs. L'air festif et frondeur de ces derniers jours laisse place à une atmosphère de menace qui se prolonge toute la journée. On joue avec les manifestants. Il s'agit clairement de les faire douter du succès de leur entreprise et de les couper du reste des citadins. Il s'agit aussi de les séparer du reste de la Tunisie, puisque d'autres éléments tentent, inutilement, de rejoindre la capitale et sont retenus sur les routes.Vers 9h30 du matin, en effet, un groupe de provocateurs qui monte par la rue Bab Bnat est accueilli par une brève averse de pierres. La police intervient en tirant en tir tendu des bombes lacrymogènes qui font quatre blessés. Comme le dénonce quelques heures plus tard un communiqué de l'association des avocats, les nuages de gaz ont également pénétrés dans le Palais de justice afin d'y provoquer la peur et la panique. Le chaos règne pendant une heure, face à la passivité de l'armée, et lorsque les nuées de la charge policière se retirent, les occupants de la Quasba vibrent dans un état de tension vigilante. Des dizaines de rumeurs naissent et circulent dans toute la place. On dit qu'on a bloqué l'arrivée des aliments, que des agents du RCD offrent 600 dinars aux jeunes pour qu'ils retournent chez eux, qu'on veut les acheter avec un peu de bière. Un début de rixe à l'entrée de la rue Bab Bnat est étouffé par l'intervention de quelques compagnons qui appellent à l'unité.
- Il y a une conspiration pour nous diviser – dit un homme de Tataouine avec énergie. Ils veulent que nous nous battions les uns contre les autres et provoquer la méfiance entre l'armée et le peuple.
Cette crainte de la conspiration se répète dans tous les groupes. Aisa, employé de l'hôpital, nous confirme le nombre de blessés et proclame son soutien aux protestations. Il est communiste; enfant, son père leur racontait souvent la vie de Che Guevara et son frère s'appelle, en effet, Che. Il gagne 400 dinars par mois (200 euros) tandis que les médecins donnent des consultations privées dans les institutions publiques à raison de 60 dinars par patient.
A la porte de l'hôpital, on a rassemblé, bien ordonnés, les sacs poubelles. Zied, Mufada, technicien en réparation de frigorifiques venant de Mahdia, balaye énergiquement le sable et les mégots sur le sol: « propreté et liberté », dit-il avec une ingénuité sérieuse. Il me montre les sacs de déchets et me raconte qu'il a demandé, en vain, à plusieurs reprise un camion pour les emporter. Il est convaincu que le blocus sera long.

- Nous ne pouvons pas perdre. Si nous perdons, nous perdons tout. Maintenant, ils savent qui nous sommes et si nous rentrons à la maison, ils iront nous chercher un par un. Pourquoi ne cèdent-ils pas? Démissionnez! Vous voulez de l'argent. Prenez tout, nous n'en avons pas besoin. Prenez l'argent et laissez nous seuls. Prenez l'argent et laissez nous nous gouverner nous-mêmes!
- Il poursuit en faisant un appel aux peuples du monde: « Venez, s'il vous plaît, nous aider. Nous voulons seulement la liberté ».
Aux photos des martyrs et aux slogans rédigés dans la « coordination de la propagande populaire » collés sur les murs s'ajoutent aujourd'hui des inscriptions qui dénoncent l'hypocrisie des médias.
A 15 heures, nous allons à La Médina pour manger un morceau. Nous cherchons un petit restaurant populaire qui me plaît beaucoup et le patron nous reçoit avec allégresse. Cela fait des années que je le connais superficiellement, c'est un quarantenaire large et un peu obèse, sympathique et énergique, toujours généreux. Mais aujourd'hui il se redéfinit brusquement à mes yeux. Il est nécessaire parfois que la politique s'en mêle pour clarifier les choses et obscurcir les regards. Ce n'est plus un quarantenaire large et pansu, sympathique et énergique, toujours généreux. C'est un représentant de sa classe et ses gestes – son aplomb, la proéminence de sa lèvre inférieure, sa manière de se balancer au rythme de son discours – expriment des intérêts très bas et très concrets.

- Les Égyptiens sont en train de nous faire une grande faveur. Maintenant ils arrêteront de faire attention à nous et nous pourrons récupérer le calme.
Nous lui demandons ce qu'il pense des gens du sud qui ont occupé la Quasba et qui protestent devant les ministères.
- Il faut les brûler tous, dit-il.
Cette réponse ne luit paraît pas brutale, et s'il insiste ce n'est pas pour se justifier mais pour jouir de sa subtilité politique:
Ils ont tué La Médina, ils ont achevé le commerce. On ne peut pas le tolérer. Les Ben Ali et les Trabelsi étaient des voleurs, c'est vrai, et c'est bien qu'ils soient partis. Mais oui, si je préfère une démocratie à un tas de voleurs, je préfère un tas de voleurs au chaos.
Malheureusement, il y a beaucoup de monde qui pense comme lui, y compris certains qui se sont réjouis de la chute du dictateur, emportés par la contagion de l'enthousiasme révolutionnaire initial.
Pendant que nous mangions, l'excitation n'a pas cessé d'augmenter à la Quasba. De nouveaux groupes sont arrivés et les soldats qui protègent la porte du Ministère, écrasé contre le mur, ont dû tirer en l'air. Les chants et les slogans, qui éclatent encore de temps en temps, ont cédé la place à des harangues pour l'unité et à des petites assemblées un peu vociférantes. On discute sur la laïcité et la religion; on dénonce l'intervention des États-Unis et d'Israël; on méprise la France; on s'attaque à Ahmed Friaa, ministre de l'Intérieur nommé lors des derniers jours de Ben Ali et auquel on attribue 51 morts. Mais on est pas tranquilles. Pour la première fois dans la Quasba, l'un des orateurs improvisé refuse d'être photographié.

Un femme passe, au bras d'une autre qui pleure de manière inconsolable.
- Pourquoi pleure-t-elle? - demandons nous.
- Elle pleure pour la Tunisie – nous répond son amie.
Et elle pleure, elle pleure sans prêter attention aux paroles de réconfort de ceux qui l'entourent.
- A quoi nous a servi notre sacrifice? - dit-elle entre ses sanglots.
De retour à la maison, à 21h15, 45 minutes avant le couvre-feu, retardé aujourd'hui de deux heures, nous arrivent les nouvelles d'affrontements à la Quasba. Alarmés, nous appelons quelques personnes là-bas dont nous avons le numéro de téléphone. Après plusieurs échecs, nous parvenons à parler à l'une d'entre elles. Des éléments armés sont effectivement entrés dans la place, provoquant la panique, mais l'armée est parvenue à contrôler la situation. Le calme a été rétabli.
Une fois de plus, comme lors des premiers jours, il s'agit de ressouder la continuité entre la capitale et les régions de l'intérieur, où les grèves et les manifestations continuent et où les Conseils de Défense de la Révolution réclament une reconnaissance officielle. Entretemps, le remaniement ministériel est à nouveau reporté. Il y a sans aucun doute des pressions des États-Unis pour imposer une solution de compromis et les négociations sont intenses. Ce qui est douteux, c'est que les barbares démocrates du ministère du Peuple à la Quasba vont se contenter de maigres allocations de chômage, d'un peu de subsides au développement et d'un ordre de recherche et de capture internationale contre le dictateur. Ce n'est pas qu'ils veulent plus, c'est qu'ils veulent autre chose, et cet autre chose, c'est justement ce que les gestionnaires du nouveau-ancien régime ne
peuvent leur donner.
La moindre petite provocation peut, en ce moment, déchaîner une tragédie.

Deuxième semaine du peuple tunisien: Obstination et contre-révolution

Tunis, le 27 janvier 2011

A 9h30 du matin, un chauffeur de taxi répond à notre question sur Mohamed Ghannouchi avec un raisonnement impeccable:
- Tu sais pourquoi je veux qu'il s'en aille? Parce qu'il ne veut pas partir. S'il ne veut pas s'en aller, c'est qu'il cache quelque chose. S'il cache quelque chose, ça ne peut pas être quelque chose de bon. Et s'il cache quelque chose de mal, alors il doit partir.
Deux heures plus tard, nous apprenons que Mohamed Ghannouchi reste à son poste. Le nouveau gouvernement de transition, duquel sont sortis tous les anciens membres du RCD, y compris Friaa, l'odieux ministre de l'Intérieur, maintient en tous les cas le président et le Premier ministre.

Mais nous ne le savons pas encore. Le jour où le peuple tunisien accomplit sa seconde semaine de vie, ce n'est plus l'hélicoptère de l'armée qui nous réveille mais bien le picotement nourri de la pluie. Avec un pincement au cœur, nous pensons aux matelas et aux couvertures gorgées d'eau, aux corps engourdis par le froid. La Quasba, la maison du peuple, n'a pas de toit
- La révolution, ce n'est pas la capitale – nous dit le journaliste Fahem Boukadous. La Quasba n'est qu'une des nombreuses autres formes de protestation; c'est sans doute un symbole parce qu'elle concentre l'attention des médias, mais la révolution a commencé dans les régions de l'intérieur et là bas elle est toujours très active. Hier, 80.000 personnes ont manifesté à Sfax, et aujourd'hui la ville est paralysée par la grève générale. A Gafsa, Sidi Bouzid, à Thala, il y a des rassemblements et des protestations.
Fahem Boukadous est content. C'est un homme heureux. Libéré le 19 janvier, cinq jours après la fuite du dictateur, il est sorti dans les rues de Tunis en pleine révolution. Il a été emprisonné pendant 6 mois, mais ce n'était pas la première fois qu'il souffrait des rigueurs de la dictature. En 1999, après avoir connu les chambres de torture du ministère de l'Intérieur, il avait été condamné à trois ans de prison, où il resta 19 mois avant d'être libéré par une « grâce » présidentielle. Persécution, clandestinité, combattivité infatigable, Fahem est né à Regueb, est membre du Parti Communiste Ouvrier de Tunisie, dirigé par Hama Hammami, et une grande partie de son activité politique s'est centrée sur le journalisme militant. Il a été la premier, en 1998, a dénoncer les activités mafieuses des cinq familles qui dominaient le pays. En 2003, installé à Gafsa, il est devenu le
correspondant d'« Al-Badil » et, trois ans plus tard, il a été nommé responsable de l'émission tunisienne d' « Al-Hiwar TV », une chaîne par satellite. En 2008, quand éclatèrent les révoltes du bassin minier de Gafsa, répétition générale de la révolution actuelle, cette télévision précaire, mais inatteignable pour le gouvernement, est devenue le porte-images des protestations. De cette position privilégiée, Fahem Boukadous a catalysé le mécontentement des jeunes de la région, leur offrant un moyen d'expression, devenant ainsi une grave menace pour la dictature.
- C'est ce que j'ai appelé les « médias populaires » dit-il. Des centaines de jeunes, à qui des parents émigrés avaient offert une caméra, se sont transformés en journalistes. Je n'avais qu'à rassembler ces images et les faire circuler.
Les révoltes du bassin minier, dont seule Al-Hiwar-TV a rendu compte, ont mis le régime à rude épreuve, provoquant des fissures internes. En juin 2008, après des mois de protestations, Ben Ali décida d'extirper le mouvement à la racine. Redeyef fut occupée par 4.000 policiers qui ont attaqué et pillé les maisons, brisant les meubles, frappant les femmes. Il y eut deux morts. La ville, dans une anticipation de ce qui allait arriver deux ans plus tard dans tout le pays, fut partiellement occupée par l'armée.

- A Redeyef, le mouvement avait été dirigé par des syndicalistes et des militants, mais dans les autres villages du bassin minier, ce furent les jeunes eux-mêmes qui se sont organisés et ont coordonné les protestations.
En janvier 2010, après un procès qui a duré cinq minutes, Fahem Boukadous fut condamné à 4 ans de prison. Après avoir refusé de demander pardon au dictateur et un long séjour à l'hôpital, il entra finalement en prison le 15 juillet 2010, où il se mit à écrire sans arrêt, préparant un livre sur les révoltes de Gafsa. Il entra en contact avec les prisonniers de droit commun et tenta de les former politiquement, ce qui provoqua l'intervention du directeur de la prison. Grâce à la solidarité d'un des médecins, il fut informé de la mort de Mohamed Bouazizi et des réactions populaires qui suivirent, dont la vitesse d'expansion l'émerveille encore.
Sur le rapport existant entre les révoltes de 2008 et la révolution de 2011, Fahem Boukadus insiste sur trois éléments;
Le premier, c'est la leçon de résistance des habitants de Redeyef et de tout le bassin minier, qui s'est accumulée dans la mémoire collective du pays.
Le second, c'est la participation au mouvement de 2008 des jeunes diplômés au chômage, une des forces les plus actives aujourd'hui dans le processus révolutionnaire.

Le troisième, c'est l'importance des « médias populaires ». Al-Hiwar-TV et les CD et DVD artisanaux ont été remplacés par Facebook, au travers duquel la chape de la censure a été brisée.
- Pourquoi es-ce que le mouvement de Redeyef fut défait et celui de Sidi Bouzid, au contraire, s'est étendu de ville en ville jusqu'à atteindre la capitale? C'est précisément l'élément de contingence qu'aucune analyse historique ne peut pleinement expliquer.
Fahem Boukadous ne croit pas qu'il y ait eu la moindre intervention des États-Unis pour faciliter la chute du dictateur. La révolution a pris par surprise les grandes puissances et s'il est naturel qu'elles manœuvrent maintenant pour garantir la «stabilité», il est certain qu'elles ne pourront pas stopper le processus de changements.
- Le régime est toujours là, non seulement à l'intérieur de la police et de l'appareil d'État, mais aussi dans les médias et sur Internet – dit-il. Il faut profiter du moment pour créer de nouveaux médias et de nouveaux formats. Il faut également établir une coalition entre les journalistes tunisiens et étrangers parce que nous avons besoin d'expérience et de formation.
Il faut aller vers les villages, dit Fahem, et cela est vrai. Ne pas s'obsessionner avec la Quasba, c'est exact. Mais la Quasba a, ces jours ci, un pouvoir d'absorption quasi hallucinogène. Il n'existe pas de place plus belle dans le monde entier, ni une telle anomalie. Ni une telle émotion extra-corporelle aussi fluide et imprévisible. Il se trouve aujourd'hui que la pluie, au lieu de disperser les gens, les a au contraire multipliés comme de l'herbe. La multitude est tellement importante que pendant deux heures l'armée ferme les accès et nous ne pouvons entrer qu'avec les journalistes. Quelques minutes avant notre arrivée – nous raconte Aisa, le frère de Che Guevara – un haut
fonctionnaire du ministère de la Défense, entouré de soldats, s'est adressé à la foule avec un porte-voix, garantissant qu'on avait pris les mesures nécessaires pour offrir du travail à tout le monde et leur priant d'abandonner la place. La réponse, unanime, a été un bruyant « Dégage! Dégage! Dégage! ». Ce qui n'arrive qu'exceptionnellement est un miracle, mais ce qui arrive de manière répétée en dépit de toutes les prévisions l'est également. Il y a quelque chose de quasi surnaturel dans cette obstination qui ignore le droit, les provocations, les agressions, qui se maintient tranquille, festive, bruyante, pour le cinquième jour consécutif. Aisa craint une intervention de l'armée pour les chasser, mais ce qui est certain c'est que l'ambiance a de nouveau changé et la tension électrique d'hier s'est éteinte.
Salem Hiyri, 60 ans, venant de Nabeul, a du être hospitalisé suite aux agressions armées des hommes de main qui ont semé la terreur pendant la nuit précédente. Aujourd'hui, il est serein et déterminé:
- Ils ont la police, l'argent, le pouvoir, mais nous avons la force du peuple et notre culture est supérieure.

Le fait d'être tous ensemble rassemble les raisonnements et singularise les conduites. Un petit groupe a initié en même temps une grève de la faim et du silence. Un autre exhibe des pancartes de solidarité avec le peuple égyptien, qui imite les Tunisiens au Caire. Et cela au point d'utiliser (comme nous le verrons ensuite à la télévision dans un café) les mêmes consignes: « Dégage! » et « As-shaab iuridu isqt al hukuma » (« le peuple veut faire tomber le gouvernement »).
Quand la pluie est trop forte, on tend un énorme toit en plastique sur les milliers de têtes, parce que la place du peuple est, comme les voitures de luxe, décapotable.
Tariq et Maki, deux étudiants en informatique qui vivent à Tunis, se sentent très fiers quand nous leur disons que le peuple tunisien est beaucoup plus développé que le peuple espagnol ou italien. Et ils se moquent malicieusement de la prétention du gouvernement voulant que les barbares civilisateurs rassemblés sur la place « retournent au travail ».
Mais ce qui impressionne le plus aujourd'hui, c'est Hodé, une petite femme, maigre, nerveuse, qui ne cesse de parler pour raconter, en agitant ses petites mains éloquentes, l'histoire de la bataille éternelle contre l'injustice. Elle a 38 ans, elle nettoie des maisons et gagne 150 dinars par mois (75 euros). Séparée de son mari, elle élève seule un fils de 8 ans qu'elle a laissé chez des voisins pour pouvoir passer la nuit dans la Quasba. Elle est montée sur une caisse pour ne pas être en dessous de nous en nous parlant et s'exprime avec la précision d'un couteau, avec une passion amoureuse. Ses yeux jettent les éclairs de pureté fanatique des personnages de Dostoïevski. Elle nous raconte une longue histoire d'humiliations et ne se sent pas humiliée; de douleurs et ne demande pas de compassion; d'ignorance et réclame son droit à parler et à être écoutée. Comme beaucoup d'autres sur cette place, elle ne parle pas un mot de français.

- Je suis une citoyenne – une citoyenne!- tout comme toi. Je n'ai pas lu ni étudié, mais j'ai un cerveau, des yeux et je sais raconter ce que je pense et ce que je vois. Je veux des droits, pas de l'argent. Je veux mes droits. Je n'ai peur de rien ni de personne; je ne m'incline devant aucun être humain et les ministres sont des êtres humains comme moi. C'est nous, et non les ministres, que les journalistes doivent écouter. Parce qu'ils n'ont que des paroles, qui sont fausses, tandis que nous avons le cerveau et les yeux. C'est clair?
Très clair! Les courageux tunisiens ont démontré ces derniers jours que leur drapeau est une flamme et leur hymne une Marseillaise. Cette femme démontre que le dialecte tunisien méprisé est une langue. Et il est temps de lui rendre sa dignité, comme à tous les habitants.
Fahem Boukadous, qui avait prévu les changements dans le gouvernement annoncé par Ghannouchi cette nuit, se trompait par contre lorsqu'il a affirmé que l'UGTT rejetterait le nouveau cabinet. Le syndicat n'y participe pas, mais il reconnaît sa légitimité. Sans aucun doute, cette décision retourne à nouveau la situation. La puissance de l'UGTT a permise ces derniers jours de maintenir la pression sur le gouvernement au travers des grèves et des rassemblements. Maintenant, cet accord isole les protestations populaires et les rend vulnérables. Comme l'écrivait Fathi Chamki dans l'après midi; « Si cette nouvelle version du gouvernement d'unité nationale est acceptée demain, on pourra dire que le bras de fer qui affleure depuis le 15 janvier entre le camp révolutionnaire et la contre-révolution sera momentanément gagné par ce dernier ». C'est exactement ce qui s'est passé.

Les Tunisiens ont poussé, poussé et Ben Ali les a traités de « terroristes ». Ils ont poussé et poussé et Ben Ali a promis de se retirer en 2014. Ils ont poussé et poussé et Ben Ali a promis des élections dans les 6 mois et levé la censure. Et ils ont poussé et poussé et Ben Ali a fuit le pays. Ils ont poussé et poussé et le premier gouvernement de coalition est tombé. Les Tunisiens continueront-ils de pousser maintenant qu'ils savent que pousser et pousser n'est pas inutile?
Après l'annonce du nouveau gouvernement à la télévision, nous appelons nos amis à la Quasba pour connaître leur réaction. Après un instant de joie et ensuite de perplexité, ils nous disent que la normalité a ensuite été rétablie, autrement dit, l'obstination. Mais il n'est pas nécessaire que mon interlocuteur le précise, à travers le téléphone me parviennent les cris: « Dégage! Dégage! Dégage! »...


Quinzième jour du peuple tunisien: L'assaut à la Quasba

Tunis, le 28 janvier 2011

La plus belle place du monde aura duré cinq jours. Cet après-midi, vers 16 heures, la police a donné l'assaut à la Quasba, tuant Omar Auini, asphyxié par les gaz lacrymogènes, et blessant au moins 15 personnes, la plupart d'entre elles avec des fractures aux mains et aux jambes.
La matinée, radieuse, avait illuminé une Quasba clairsemée et divisée. Comme on le craignait hier, le soutien de l'UGTT au gouvernement a sérieusement affecté l'unité dans la place. Dès l'aube, des petits groupes de Kasserine et Regueb ont abandonné le rassemblement pour retourner dans leurs villages. Certains d'entre eux, d'après ce qu'on nous dit, auraient reçu de l'argent. Ceux qui restent se montrent déterminés et combatifs, mais les heures semblent déjà comptées.
Aisa, le frère de Che Guevara, assure qu'un colonel de l'armée lui a annoncé l'évacuation de la place pour cet après-midi. On entend moins de slogans et de chants et, pour la première fois, un groupe visiblement islamiste s'est mélangé aux occupants. On entend les premiers « La ilah ila allah » et quelques slogans plus inquiétants: « Tunis arabiya, tunis islamiya » (“Tunisie arabe, Tunisie islamique »).
De nombreuses assemblées se sont formées, où l'on débat de l'opportunité ou non de poursuivre l'occupation. Des dizaines de personnes entourent différents orateurs, dont l'aspect et l'éloquence, très différents de ceux de leur public, trahissent leur autorité intellectuelle et leur formation politique. Dans l'un de ces groupes se trouve Redha Barakati, écrivain de 47 ans et membre du Parti Communiste Ouvrier de Tunisie, qui insiste sur la nécessité de briser toute forme de continuité avec le régime de Ben Ali et qui assure son soutien aux frères venus de tous les coins du pays. Dans un autre parle Osama Bouthalga, de l'Association des Avocats, très combative ces derniers jours. Bouthalga tente de persuader les manifestants que des conquêtes énormes ont été acquises et qu'il faut maintenant les défendre dans ses lieux d'origine, à travers la formation de conseils de défense de la révolution. Telle est également la position des membres de l'UGTT, qui diffusent un tract à la réthorique ambiguë dans lequel le syndicat s'engage à coordonner les rapports entre les conseils locaux et les institutions, garantissant en outre des moyens de transport pour un retour tranquille et paisible des rebelles vers leurs foyers. Un autre communiqué signé par le « Front du 14 janvier » – formé par les partis de gauche – réitère au contraire la nécessité de continuer la lutte jusqu'au bout, considérant qu'il n'y a pas la moindre possibilité de changements structurels tant que Ghannouchi continuera à occuper son poste de Premier ministre.
Pendant le repas de midi, dans un petit restaurant populaire de la Médina, nous rions beaucoup en voyant la transformation de la chaîne Hannibal-TV, rejeton de la famille Trabelsi et dont le directeur avait été arrêté la semaine dernière pour haute trahison et libéré sans aucune charge contre lui quelques heures plus tard. Un montage d'images des révoltes avec une musique excitante revient sans cesse à l'écran avec la légende; « La voix du peuple, la voix de la révolution ». Maintenant c'est une chaîne « révolutionnaire »...
Mais tout est « révolutionnaire », sauf la réalité. Vers 16 heures, nous revenons à la Quasba où la présence de deux officiers de l'armée au milieu de la multitude nous interpelle. Plus tard nous comprenons qu'ils avertissent les manifestants de l'évacuation imminente. La réaction des jeunes est immédiate et furibonde. Certains courent jusqu'aux postes de contrôle militaires pour enlever les clôtures et monter des barricades sur la promenade, entre les « jaimas » et le Ministère. D'autres, tranchant avec l'ambiance sereine et festive qui prévalait quelques minutes avant, arrachent frénétiquement les branches des arbres pour se doter de bâtons et brisent les escaliers du Palais de la Municipalité pour s'armer de pierres. L'air de la place se remplit de frénésie. Soudain, un tank traverse lentement l'esplanade pour abandonner l'enclave. Quelques quarante soldats armés de fusils descendent depuis l'Avenue du 9 Avril jusqu'aux barbelés les plus proches de la Quasba et occupent l'espace devant le Palais Municipal. Ensuite, immédiatement, ils reculent. Nous parlons avec un colonel qui vient d'achever une conversation avec son téléphone mobile. Nous lui disons qu'il ne peut pas permettre l'évacuation et il nous répond, sec et courtois, qu'il a reçu l'ordre de se retirer et nous conseille d'abandonner au plus vite les lieux. Nous comprenons alors que la police, postée dans la rue Bab Bnat, est sur le point de charger.
Nous nous retirons jusqu'à la seconde ligne de barbelés au travers d'une haie de militaires. Là, sur le flanc du Palais Municipal, beaucoup de monde s'est déjà rassemblé, femmes et enfants compris, et nous attendons tous, effrayés, à côté du tank, observant le camion à eau de la police manœuvrer. A ce moment là, les premières détonations se font entendre, les nuées blanches montent vers le ciel. Les gens demandent à l'armée de faire quelque chose et applaudissent ensuite les soldats avec une ironie accusatrice en chantant l'hymne national. Tous, nous nous remémorons la manifestation du 14 janvier et les morts des jours précédents.
Pendant plusieurs minutes, là en bas, à une distance d'à peine deux cent mètres, la bataille inégale se prolonge. Les bombes lacrymogènes tombent sans cesse et ont entend des insultes et des impacts de pierres. Des fugitifs passent au milieu des soldats, qui leur ouvrent le passage, et se rassemblent avec nous. Deux blessés, très proches d'où nous nous trouvons, son transportés aux tentes de la protection civile. La Quasba se vide très lentement.
Ensuite, tout à coup, avec une rapidité vertigineuse, la vague noire de la charge policière se lance contre nous. Un, deux, trois bombes lacrymogènes tombent sur nous et nous fuyons de tous côté, nous accrochant aux barbelés. La fumée nous brûle les yeux. Je cours à toute vitesse, séparée de mes amis, ensemble avec quelques jeunes qui s'arrêtent brusquement, prennent des pierres sur le sol et les lancent sur la police avant de continuer à courir.
Cinquante mètres plus bas, un mur de policiers nous attend, en uniforme et en civil, armés de matraques. Ils laissent passer les femmes et les étrangers. Les jeunes, eux, sont furieusement refoulés à coup de matraque. Après deux semaines de contention, ils se défoulent.
Deux heures plus tard, dans l'obscurité, un hélicoptère survole à nouveau la ville. Nous sommes en voiture, tendus et vides, de retour vers le passé. Sur la Place du 7 Novembre, devant un tank, il y a sept ou huit fourgons policiers et des dizaines de policiers qui bloquent l'accès à l'Avenue Bourguiba, complètement fermée de tous côtés. Un sensation familière d'état de siège nous serre le cœur.
Qu'est-ce qui s'est passé? Pourquoi le nouveau ministre de l'Intérieur – un juge, que l'on prétend modéré et honnête – a décidé d'inaugurer son mandat en tuant Omar Aouini et en blessant 15 personnes? L'Association des Avocats, dont personne ne peut nier le protagonisme ces derniers jours, avait obtenu du ministre la promesse de ne pas évacuer la Quasba par la force, leur laissant jouer un rôle de médiation. Plus inquiétant encore: on nous raconte que la police a brutalement investie – profanation que même Ben Ali n'a jamais osé faire – le siège de l'organisation pour arrêter les jeunes qui y avaient trouvé refuge. On nous annonce que des actions légales ont été lancées pour libérer les détenus et apporter un appui juridique aux blessés.
Demain, nous reviendrons à la Quasba. Toutes les organisations et partis, y compris l'UGTT, ont convoqué une manifestation pour demander quelque chose de plus modéré que la chute du gouvernement: l'arrêt immédiat de toute violence policière et le respect du droit d'expression et de manifestation. Le développement d'une révolution s'est subitement transformé en la défense craintive de quelques petites réformes.
Et ces jeunes dispersés, ces barbares civilisateurs dont on a tué tant de frères en quatre semaines de protestations, où sont-ils? Sont-ils retournés dans leurs villages? Sont-ils cachés dans toute la ville? Que ressentent-ils? Que pensent-il?
Le soulèvement du peuple égyptien a laissé dans l'ombre le pays d'où a surgi la première impulsion. N'oublions pas la Tunisie. L'information informe rarement, mais elle protège.


Seizième jour du peuple tunisien: C'en est fini de la liberté

Tunis, le 29 janvier 2011

Machiavel disait, avec d'autres mots, qu'il arrive parfois que le Prince, quand il perd toute légitimité face à son peuple, doit faire appel à la continuité de la « révolution ». On change les noms, non parce que les choses ont changé, mais pour que tout continue comme avant. Ou encore parce que les noms sont également des choses – comme des gants – qui ne s'ajustent pas à toutes les situations. Dans la Chine antique, les empereurs qui initiaient une nouvelle dynastie, après une révolution de palais, changeaient tous les poids et mesures et commençaient à zéro le décompte du temps. Ben Ali a renversé de l'intérieur Bourguiba et il baptisa ce putsch de courtisan de « Grand Changement ».
S'il est est vrai que jamais auparavant un peuple arabe, dans la rue, n'a chassé un tyran, ont vit une énorme contradiction aujourd'hui à Tunis, où l'on commence à craindre, après l'assaut donné hier à la Quasba, que tous les sacrifices de ces derniers jours n'aient été inutiles.
- C'est comme s'il n'y avait pas eu de 14 janvier – résume, désolée, Amira
Les forces de police ont, en effet, après deux semaines de contention, repris en main la situation. Hier, elles ont brisé des bras et des jambes à la Quasba et pendant toute la journée des listes non confirmées de personnes tuées ou disparues ont circulé. Au moins vingt personnes sont encore détenues au commissariat cet après midi. Et sur la place de la Quasba sont restés, hier, entre les couvertures, les « jaimas » et les casseroles, des dizaines de téléphones mobiles réduits en morceaux. On ne sait rien des nombreux jeunes qui ont été dispersés hier. Entretemps, ce matin, 12 heures plus tard, tandis qu'on repeint les murs de ce qui fut pendant cinq jours le ministère du peuple, « La Presse » publie en couverture une photographie du rassemblement avec le titre: « Dans la Quasba, la « caravane de la liberté » poursuit ses protestations ». La révolution est déjà la marque – l'étincelle de vie – d'un gouvernement qui agit dans l'ombre et d'une presse qui utilise les nouveaux termes pour nommer les mêmes choses.
Les investisseurs étrangers s'impatientent et les États-Unis, occupés par l'Égypte, veulent définitivement étouffer le foyer tunisien. Les protestations, affaiblies par la reculade de l'UGTT, sont maintenant réprimées sans égards, et c'est la police, et non le peuple, qui occupe les rues. Les bombes lacrymogènes et les coups de matraques ont rythmés les événements d'une journée et les médias internationaux, tout occupés par l'Égypte, n'étaient pratiquement pas présents - ou si peu – à la conférence de presse donnée par Human Rights Watch. Nous commencions à peine à nous habituer à sauter et voilà qu'il nous faut à nouveau apprendre à courir.
Mais, en cette journée de gueule de bois –où la marée recule, emportant les restes de la fêtes– j'ai connu un type énorme, hors du commun, un type dont le pessimisme calculé induit paradoxalement à l'optimisme. C'est un journaliste italien, Gabriele del Grande, reporter admirable qui prend son métier au sérieux, qui me l'a présenté et nous avons passé quelques heures avec lui. Il s'agit de Redha Redhaoui; c'est un avocat de Gafsa qui a consacré les deux dernières années de sa vie à défendre, sans égards pour les risques et sans ambition, les personnes condamnées pour les révoltes de 2008 du bassin minier à Redeyef et dans d'autres villages de la région. C'est un homme grand, carré, aux cheveux gris et aux manières franches et chaleureuses, grand buveur, extraordinaire narrateur d'anecdotes et d'une générosité désarmante. On se sent tranquillisé en sa présence, même lorsqu'il énumère implacablement les motifs d'inquiétude.
- Pourquoi le nouveau ministre de l'Intérieur a donné l'ordre d'évacuer la Quasba? Mais ce n'est pas lui qui a ordonné cela. Les nouveaux ministres ne sont que des marionnettes de carton-pâte. Ils ne décident rien du tout. Il y a un gouvernement parallèle qui agit dans l'ombre.
Ce gouvernement parallèle est, bien entendu, étroitement lié aux États-Unis. Ce n'est pas que la révolution a été manipulée ou provoquée de l'extérieur, elle a au contraire été d'une si grande pureté que sa propre autonomie la met en danger. Mais dès 2009, tandis que tous les autres écartaient cette éventualité, les États-Unis se demandaient déjà s'il était possible que des mouvements sociaux dans le monde arabe fassent chuter un gouvernement. L'impérialisme étasunien n'a pas déclenché ni tiré les ficelles des révoltes, mais il était bel et bien préparé à y faire face. Et cela jusqu'au point – affirme-t-il – que le concept de « révolution du jasmin », dans lequel personne ne se reconnaît, avait été évoqué huit jours avant l'immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre.
La situation est actuellement très compliquée, dit-il, en citant la fameuse phrase de Gramsci: Nous sommes placés entre le vieux monde qui n'achève pas de mourir et le nouveau monde qui tarde à naître. Dans ce creux, la conscience des gens s'est soudainement réveillée, c'est une conscience explosive qui veut tout et tout de suite, qui n'est pas disposée à attendre ni à négocier, mais qui se heurte à des limites économiques, sociales, et politiques très importantes. Cette disproportion entre la liberté pure et ses possibilités réelles de concrétisation fait qu'il est compliqué de manœuvrer face à un régime à peine altéré. Dans ce marais, entre le monde ancien qui ne finit pas de mourir et le nouveau qui n'est pas encore né, il y a en plus de la police, un corps de spécialistes éduqués à défendre la dictature, très difficile de contrôler et encore plus difficile d'épurer.
D'autre part, il affirme qu'on ne peut pas compter pour le moment sur l'UGTT. Elle est trop occupée à résoudre sa propre crise. Sa direction est empêtrée dans les entrailles corrompues du système et a collaboré au maintien de ce dernier en empêchant la formation d'autres forces syndicales. Les militants de gauche obligés d'agir à son ombre se heurtent maintenant à des limites infranchissables, affaiblissant en même temps l'unité du syndicat. Les divisions sont grandes, comme le prouve, par exemple, le communiqué que le secteur de l'enseignement a diffusé dans l'Avenue Bourguiba, et dans lequel il soutien la lutte du peuple contre le gouvernement provisoire de Ghannouchi.
Tandis qu'il parle et boit de la bière dans l'Hôtel International, Redha Redhaoui commente la situation en Égypte, dont les images sont retransmises en temps réel par Al-Jazeera. Il est enchanté par la répétition, pas à pas, des événements tunisiens et par la paradoxale concession de Moubarak qui, pour la première fois, nomme un vice-président ou, ce qui revient au même, un successeur: Omar Souleiman, chef des services secrets et homme le plus proche d'Israël. A ce moment son téléphone mobile sonne. On l'appelle de Kasserine.
- Ils appellent à une grève générale pour demain, dit-il, et ils me demandent d'alerter les médias étrangers pour la couvrir. Mais il en reste très peu et cela alors que, contrairement à ce qu'on peut penser, les choses ne font que commencer!
Nous sortons dans une Avenue Bourguiba obscurcie, dans laquelle viennent de manifester les femmes démocrates, des groupes d'étudiants et des petits groupes bruyants qui sont maintenant sans cesse dispersés par la police. Dans rue de Marseille, un jeune avec sa capuche sur la tête, maigre et décharné, s'approche de nous en balbutiant: il tend un papier à Redha d'une main tremblante et raconte qu'il est le frère d'un des martyrs de Kasserine et qu'il n'a pas d'argent pour retourner dans sa ville. Redha pose sa main sur son épaule, l'écoute et lui donne discrètement vingt dinars (10 euros), une quantité importante d'argent.
- La première histoire est fausse – dit-il malicieusement – mais la seconde est vraie. Aussi, appliquons le principe de la présomption d'innocence.
Ensuite, nous devons à toute vitesse placer sur notre bouche le petit masque qu'on nous a donné ce matin sur l'Avenue Bourguiba et partir en courant. L'air redevient à nouveau tendu et piquant. Les bombes lacrymogènes sifflent dans les airs et des ombres noires nous pressent les talons.
Dans l'Avenue de Paris, nous ralentissons, le pas. Comme si rien ne s'était passé, Redha nous propose de manger et de boire quelque chose. Mais à ce moment son téléphone mobile sonne à nouveau. Nous devons revenir sur nos pas parce que son amie Nayat, une jeune de Gafsa qu'il nous a présenté quelques heures avant, est blessée. Nous la retrouvons cent mètres plus loin, soutenue par trois ou quatre personnes. Elle peut à peine marcher et quand nous parvenons jusqu'à elle, elle s'écroule sur le sol. Son keffieh palestinien est tâché de sang.
La police est entrée dans le café et l'a frappée à coups de matraque sur la tête nous dit l'un de ses compagnons. Redha la soulève, arrête un taxi, nous dit précipitamment au revoir et l'emmène à l'hôpital Charles Nicole.
L'atmosphère du Passage est pâteuse et sordide. Il n'y a ni manifestations ni protestations. Seules quelques personnes perdues, sur le trottoir. Mais voici que, soudain, trois fourgons policiers apparaissent, ouvrent leurs portes et qu'une flopée d'uniformes noirs en jaillissent. Nous les regardons presque comme une curiosité touristique, sans comprendre de quoi il s'agit. Ensuite, tout le monde part en courant, nous y compris. Les bombes lacrymogènes explosent à nouveaux; nous courons, courons, avec le coeur qui sort par la bouche, avec l'impression qu'ils sont partout, zigzaguant entre les petites rues et entraînant avec nous tous ceux qui s'y promenaient tranquillement.
Lorsque nous arrivons à la maison, nous appelons Redha sur son téléphone. Il est toujours à l'hôpital, mais heureusement Nayat va bien.
Tunis, non.
La conscience des gens est très supérieure à l'étroitesse du contexte. L'étroitesse est, en effet, très étroite.


Dix-septième jour du peuple tunisien: Le feu sous les cendres

Tunis, le 30 janvier 2011

Hamida Ben Romdhane, directeur de « La Presse » le 13 janvier et également directeur de la « La Presse » le 30 janvier, écrit aujourd'hui un article intitulé « Mea culpa », dans lequel il s'en prend aux « serviles, aux calculateurs, aux manipulateurs » qui, pendant des années, ont servilement prêté leur concours au culte de la personnalité du dictateur. « Aujourd'hui », dit-il, « La Tunisie respire, et notre journal également. Depuis le 15 janvier nous avons changé parce que nos journalistes ont été libérés du joug de la dictature par la révolte populaire. Nous n'avons pas hésité un instant à nous lancer dans la brèche ouverte par notre jeunesse il y a maintenant deux semaines de cela ». Le problème n'est pas l'objet, mais bien l'adulation. Aujourd'hui, on adule « le peuple » alors qu'on expulse de la Quasba, on glorifie la jeunesse alors qu'on l'asperge gaz de lacrymogène sur la Bourguiba, et ainsi on démontre que les mêmes hommes et les mêmes institutions peuvent être successivement bleus, noirs, jaunes ou rouges. Avant, ils devaient tout au dictateur. Maintenant, ils doivent tout au « peuple ». Mais les journalistes sont toujours les mêmes, et le journalisme tout aussi déclamatoire et routinier.
Je lis dans « As-shuruq », d'autre part, les « éclaircissements du ministère de l'Intérieur en relation avec les affrontements de vendredi entre les manifestants de la Quasba et les corps de sécurité ». La police, semble-t-il, s'est limitée à répondre aux souhaits des citoyens – commerçants, fonctionnaires et voisins – qui subissaient un préjudice à cause des difficultés de circulation entre la Médina et l'Avenue du 9 Avril. Elle patrouillait dans la zone, quand, soudain, et à sa grande surprise, elle fut violemment attaquée à coups de pierres par des groupes de manifestants. Ceux qui étaient là, y compris quelques journalistes, nous savons que ce n'est pas vrai. Nous savons que ce fut une opération planifiée à l'avance, coordonnée avec l'armée et destinée à – comme dirait un classique - « faire tout le mal possible à un homme sans le tuer ». Il n'est pas encore clair que personne n'ait été tué, et tandis qu'on a officiellement libéré les vingt détenus, des listes de disparus dont on ne retrouve aucune trace continuent à circuler. On spécule, en outre, sur l'origine de l'ordre d'expulsion et toutes sortes d'hypothèses crépitent sur Facebook, qui redevient la caisse de résonance des vides, des silences, des ratures des médias. Ce qui est clair par contre, c'est que les cadres de la police, comme ceux de l'information, plongent toujours leurs racines dans les habitudes et les intérêts de « l'Ancien Régime ».
Les révolutions sont chatoyantes; elles crachent du feu et des fleurs par la bouche et tout le monde veut en faire le portrait. La Tunisie a, de manière inespérée, déclenchée une avalanche – dit Fahem Bukadous, le journaliste libéré il y a dix jours – qui n'est pas seulement « émulative », il s'agit d'une véritable « rivalité révolutionnaire », d'une « compétition positive » qui aujourd'hui secoue l'Égypte, l'épicentre du monde arabe. Ce qui se passe là bas aura à nouveau des répercussions ici.
Entretemps, en ce dimanche de « feu sous les cendres » pour le dire comme le poète national, le processus initié le 17 décembre et qui a explosé le 14 janvier, continue toujours aujourd'hui, mais sans haut-parleurs, ni projecteurs. L'armée est toujours dans la rue, tout comme la loi martiale, le couvre-feu, la menace des milices de Ben Ali. L'Avenue Bourguiba n'est plus en ébullition, mais elle bouillonne lentement en petits groupes plein d'excitation. Rachid Ghanouchi, le leader du parti islamiste Ennahda, est revenu d'exil, reçu à l'aéroport par plusieurs centaines de ses partisans. Le Front du 14 janvier, coalition des organisations de la gauche radicale, s'est réuni et coordonne pour les prochains jours des grèves, des manifestations et des protestations. La base de l'UGTT ne se déclare pas vaincue. L'exigente utopie plébéienne activée après 23 années de sombre réalisme va mettre en difficulté les bons et les mauvais. Ni les uns, ni les autres ne sont satisfaits.
Le recul est clair, mais il est plus facile de tuer un peuple réveillé que de l'endormir à nouveau. La capitale, insiste Boukadous, n'est qu'un effet d'optique. La révolution est née dans le centre et le sud du pays, elle y retourne et elle s'y maintient. Il faudra aller la chercher, il faudra la ramener à nouveau.

Alma Allende

Chroniques publiées sur www.rebelion.org , traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be

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