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lundi 28 février 2011

[Chroniques de la révolution tunisienne -suites-]

par Alma Allende

Venezuela à la Kasbah
Tunis, le 25 février 2011
Tandis que nous écrivons ces lignes, vers 23 heures, l'hélicoptère militaire – « notre irritant ami vert », comme l'appelle Ainara – revient survoler le toit de notre maison. Il y a deux heures, une amie nous a appelés depuis le centre ville pour nous dire que la police était en train de tirer à balles réelles sur les manifestants dans l'Avenue Bourguiba; nous avons clairement entendu une rafale au travers de l'appareil. L'hôpital Charles Nicole nous a en effet confirmé, par téléphone, qu'il y a 15 blessés, dont quatre par balles (*). À Kasserine également la journée s'est terminée par de violents affrontements, des incendies et des blessés par balles. Dans la Kasbah occupée, par contre, en ce moment c'est le calme qui règne.
Ce fut une journée intense, émouvante, très froide et aveuglément ensoleillée. Dans le nouveau monde arabe insurgé, conscient de son unité, la Libye, l'Égypte, le Yémen, le Bahreïn, la Tunisie et l'Irak ont continué leurs batailles, avec des différences d'intensité et de résultats. Pendant ce temps, celui qui bombarde le Pakistan, alors même qu'il bombarde ce pays, parle de démocratie. Et les défenseurs des droits humains au Venezuela, pendant qu'ils défendent l'être humain au Venezuela, font l'éloge du tyran libyen.

jeudi 24 février 2011

[Chroniques de la Révolution Tunisienne]

Laïcité et démocratie
Par Alma Allende -Tunis, le 20 février 2011
Il est parfois nécessaire de revenir pour savoir où nous étions. Après une semaine à Cuba, nous revenons à Tunis, d'où nous étions partis depuis la chute de Ben Ali, et dans cette matinée venteuse et ensoleillée nous achetons les journaux en nous dirigeant vers l'Avenue Bourguiba. « La Presse » parle de « Ben Ali Baba et les quarante voleurs », donne de nouveaux éléments sur la profondeur et l'étendue de la corruption de l'ancien régime et examine les mesures prises par le nouveau gouvernement pour soulager la situation économique des ménages. « Le Temps » publie un montage photographique fort truculent qui fait rire à pleine gorge un acheteur à mes côtés: on y voit l'image de la fameuse et triste visite de Ben Ali à Mohamed Bouazizi à l'hôpital, mais aujourd'hui c'est l'ex-dictateur qui est dans le coma, étendu sur un lit, et le vendeur de fruits qui le regarde dans les habits du président. Dans « Al-shuruq » on parle d'une vague migratoire venant ces derniers jours de Libye et des naufrages de Zarzis, dont les cadavres des victimes sont toujours réclamés par les familles.
Une joie débordante et enfantine nous submerge sur l'Avenue Bourguiba: les manifestations continuent...
L'une des manifestations a lieu devant l'ambassade de France pour exiger la démission de Boris Boillon, le nouvel ambassadeur de l'ex-puissance coloniale, qui a eu une attitude méprisante et arrogante avec les journalistes tunisiens pendant sa conférence de presse de jeudi dernier. Boillon, ancien ambassadeur à Alger et à Bagdad, a déclaré à la revue « Challenges » en 2009 que « La reconstruction de l'Irak est le marché du siècle: 600 milliards. La France doit être en première ligne ». On comprendra que, suite au soutien de Sarkozy et d'Alliot Marie au dictateur, les Tunisiens ont peu de confiance envers la France. Il faut rallumer les Lumières et pour cela, ce sont les Français qui devront imiter les Arabes, et non l'inverse!
L'autre manifestation, encore plus nombreuse, a été organisée en défense de la laïcité et rassemble quelques milliers de personnes qui, depuis le Théâtre Municipal, montent vers le Ministère de l'Intérieur en scandant des slogans en faveur de la séparation entre l'État et la religion qui, disons la vérité, n'a été à aucun moment menacée: « La religion pour Dieu, la patrie pour tous ». Cette démonstration publique est cependant importante face aux médias occidentaux, toujours bien disposés à trouver partout – et à grossir – les fanatismes religieux, et il est très agréable et significatif de voir plusieurs femmes voilées parmi les manifestants: « Musulmans et laïcs », dit la pancarte qu'elles portent. Mais il y a quelque chose de préoccupant dans la préoccupation de ces groupes, clairement issus de la classe moyenne et des secteurs intellectuels, qui se focalisent sur le Ghannouchi du parti Ennahda et non pas sur le Ghannouchi qui occupe le siège de premier ministre.
De fait, nous discutons avec quelques femmes qui évoquent l'assassinat, hier, d'un prêtre à Manouba et la tentative d'incendie dans un quartier de prostituées. Il nous semble absurde d'associer ces faits à l'activité d'un parti qui, outre qu'il les a condamnés, n'est pas objectivement intéressé à miner sa faible position politique. Nous leur rappelons que l'épouvantail de l'islamophobie a déjà servi précisément en Tunisie pour empêcher la démocratie et peut resservir aujourd'hui pour susciter la guerre civile, semer la terreur et détourner l'attention loin des véritables priorités, qui sont les politiques sociales et économiques. En outre, l'identité absolue entre démocratie et laïcité formulée par certaines pancartes ne nous semble pas si évidente. Le capitalisme est profondément laïc, puisqu'il tolère et transforme en marchandise tous les symboles, tous les principes, y compris religieux, et il est cependant radicalement anti-démocratique. Ben Ali lui-même fut un dictateur laïc qui a su, avec efficacité, combattre l'islam politique par la prison, la torture et l'assassinat.
Le socialisme – pensons-nous – est l'unique système où la laïcité et la démocratie sont harmonieusement compatibles. Et le socialisme, il faudra le défendre dans les quartiers périphériques de la capitale, dans les villages et les villes du centre et du sud de la Tunisie, où les gens sont en train de le demander à cris, même sans le savoir. On court le danger, en effet, que pendant que nous manifestons en faveur de la laïcité devant un théâtre, les militants islamistes disciplinés prennent notre place.
C'est, en tous les cas, un plaisir renouvelé de rentrer à Tunis, y compris en venant de Cuba. Ici aussi on lutte.

(Déjà vu) Encore une fois la Kasbah
Tunis, le 21 février 2011
Hier, le ministre de l'Intérieur a déclaré qu'on allait appliquer la loi - l'état d'urgence toujours en vigueur – et que, de ce fait, tout rassemblement et manifestation étaient interdits.
Cet après-midi, vers 16h00, les Tunisiens ont à nouveau repris la Kasbah. Mais pour une fois, nous n'étions pas là, mais nous avons vu les images. Des milliers de manifestants se sont rassemblés devant le Palais de la Municipalité, ont fait pression contre les clôtures qui protègent l'enceinte où se trouve le siège du Premier ministre, protégé par des militaires et des policiers. Les discussions ont fait place aux bousculades et, devant la poussée des masses, les soldats ont tiré en l'air. La tension n'est pas retombée, elle s'est au contraire accentuée avec des insultes et des projectiles et finalement la défense a cédé: une avalanche humaine a pénétré et réoccupé la place.
Nous sommes arrivés vers 18h00 pour constater qu'un miracle s'était produit. Les murs sont à nouveau recouverts de graffitis et de papiers avec des slogans griffonnés à la hâte: « Dignité et liberté »; « La révolution continue »; « Non au complot du RCD », « Abattons le gouvernement collaborationniste »; « Zaura Tunis, Zaura Masr, zaura zaura hata el-nasr » (Révolution en Tunisie, révolution en Egypte, révolution, révolution jusqu'à la victoire); « Pouvoir populaire »; « Mobilisation, mobilisation jusqu'à ce qu'on impose la volonté populaire »; et aussi: « Soyons réalistes, exigeons l'impossible ». De l'autre côté, sur le linteau du siège du Premier ministre, dont des grappes de jeunes sont à nouveaux accrochés aux fenêtres, d'autres slogans témoignent de la finesse et de la conscience de ces gens. Une grande pancarte énumère les revendications des manifestants: dissolution du gouvernement et du parlement, destitution de la judicature, formation d'une assemblée constituante élue par la volonté populaire. Une autre identifie le peuple avec le Conseil National de Défense de la Révolution. Et une autre démontre jusqu'à quel point les provocations – face auxquelles, en partie, est tombée la manifestation pour la laïcité de samedi – ne donnent aucune prise ici: « Ce sont les bandes du gouvernement terroriste qui ont tué le prêtre » (en référence au curé polonais assassiné à Manouba). La sensation de déjà vu – avec la cascade de protestations qui déferle sur le monde arabe en mémoire – provoque en nous un tremblement de bonheur public, un frisson onirique partagé. La résistance est dans la répétition et il y a des événements dont la seule répétition est déjà une nouveauté multipliée, amplifiée à l'infini dans un jeu de miroirs sans origine. Nous regrettons seulement l'absence d'Ainara et d'Amin, qui sont en voyage car sans leurs yeux nous nous sentons un peu aveugles.
Ils sont moins nombreux que lors de la première occupation, mais ils sont revenus et ils en attendent beaucoup plus. Il semble qu'un autobus a été arrêté à Kairouan et d'autres groupes espèrent contourner les contrôles sur les routes. Comme la première fois, les drapeaux ondoient, l'hymne national retentit, les slogans sont criés à pleine gorge. Quelques jeunes, avec un brassard blanc au bras, s'occupent de l'organisation devant le balcon du Ministère des finances, où une pancarte du Front du 14 janvier a été placée. Toutes les forces anti-gouvernementales sont représentées sur la place, y compris celles qui ne veulent aucune représentation. Nous parlons avec trois hommes qui viennent de Hay Tadamun, un des quartiers les plus défavorisés de la capitale. Ils font partie du Comité de Défense et sont venus ici, indignés par la mascarade incarnée par ceux qui prétendent parler au nom du peuple et qui ne leur permettent pas d'organiser la vie dans leur quartier. « Nous ne voulons pas d'argent, nous voulons que Ghannouchi s'en aille ». Samia Labidi, une femme qui les accompagne, enveloppée dans un drapeau tunisien, proclame sa soif de justice:
- Ils nous ont montré les trésors des palais de Sidi Bou Saïd à la télévision. Du pur théâtre. Et nous sommes fatigués du théâtre. Nous exigeons la dignité et la liberté.
Parmi la foule, nous trouvons Farouk et Khaled, du Parti du Travail National Démocratique, également membres du Front du 14 janvier. Ils nous disent qu'ils sont là pour voir qui a organisé l'occupation de la Kasbah et la rejoindre afin de coordonner les luttes. Ils nous donnent la sensation d'aller un peu à la remorque d'une mobilisation qui, cependant, a besoin d'une structure politique et nous en profitons pour leur demander des nouvelles du congrès du Front célébré le 12 février dernier. Ce fut un succès de foule – quelques 8.000 participants – mais nous avions cherché en vain un communiqué ou une déclaration commune.
- Il n'y en n'a pas encore – confirme Khaled. Nous avons derrière nous des années de divergences et nous sommes en train de négocier. C'était notre premier congrès et nous avons encore beaucoup de travail devant nous. Le problème, c'est que la réalité va beaucoup plus vite que nous.
A ce moment là survient quelque chose d'étrange. Un des camions de l'armée garé contre le mur, au fond de la place, allume ses phares et allume son moteur. La foule s'agite. Le retrait de l'armée de la place peut être à nouveau le signal d'un assaut policier. Ce qui est étrange, c'est que le conducteur appuie sans cesse sur l'accélérateur, faisant rugir le moteur, mais sans bouger le véhicule, comme s'il voulait attirer l'attention au lieu de vouloir se déplacer réellement. Une provocation? Un avertissement? Les manifestants comprennent tout de suite et courent pour se rassembler et s'asseoir devant les camions afin de leur couper l'issue. Camions et manifestants seront toujours là plusieurs heures plus tard quand nous appellerons la Kasbah pour prendre des nouvelles.
Sous le phare du camion, un jeune est en train d'écrire sur un papier posé sur le sol: « Le pouvoir appartient au peuple, le peuple n'appartient pas au pouvoir ».
Nous cherchons nous aussi un responsable de l'organisation afin de lui demander son numéro de téléphone avant d'abandonner le lieu. Ibrahim, un cinquantenaire qui travaille au Ministère de l'enseignement supérieur, nous parle du Che, de Fidel, de l'autre aussi – comment s'appelle-t-il? - du Venezuela:
- Chávez?
- Non, non, bien avant lui... Simon Bolivar!
Il se montre très fier de ses connaissances:
- Notre révolution ne vient pas de nulle part. Elle a des précédents partout. Nous connaissons l'histoire et c'est pour cela que nous voulons un gouvernement souverain, non dépendant ni de l'Union européenne, ni des Etats-Unis.
Dans un autre groupe, sur l'esplanade devant de l'hôpital, entre les clôtures de l'enceinte et du Palais de la Municipalité, on discute avec chaleur. Deux personnes mènent la discussion: Mondher, un ingénieur du Congrès pour la République (le parti de Marzouki) et un jeune juriste nommé Yauhar. En réalité, plutôt qu'une polémique, ils se donnent raison dans un espèce de potlatch discursif. Ils expliquent avec force détails l'absence de légitimité du gouvernement de Ghannouchi :
- C'est exactement le contraire – dit Yauhar. Ce gouvernement ne peut ni réformer la loi ni convoquer des élections. Il faut d'abord élire une assemblée constituante qui élabore le nouveau texte constitutionnel auquel devra être adaptée la nouvelle législation. La dissolution des institutions et l'élection populaire de la constituante sont les conditions de toute légitimité.
Et il ajoute:
- On nous demande d'avoir confiance en Ghannouchi, qui doit nous guider vers un nouvel ordre de légitimité et de démocratie. On nous a dit précisément la même chose en 1987, quand Ben Ali a écarté Bourguiba à la tête de l'Etat. Sans une nouvelle constitution, il ne peut y avoir d'élections. Nous n'avons aucune confiance dans les promesses d'un homme, ce doit être la loi qui nous garantit la souveraineté.
Il nous dit que, ensemble avec d'autres jeunes avocats et universitaires, il a créé un « Forum Citoyen » qui tiendra vendredi prochain une conférence de presse sur une initiative afin de récolter un million, deux millions, trois millions de signatures afin de forcer la démission du gouvernement et l'élection d'une assemblée constituante.
A ce moment, un jeune arrive sur la place et déploie un drapeau. En réalité, il s'agit de la reproduction d'un panneau de circulation indiquant une direction interdite, sur un fond blanc: « Interdit de faire demi-tour ».
C'est cela, précisément, que demandent les occupants de la Kasbah.
Lorsque nous retournons à la maison, les nouvelles de Libye, du Maroc, du Barheïn, du Yémen, donnent toute leur place à l'expérience de cet après midi, pourtant loin de l'attention médiatique. Il n'y a plus rien de local ni de petit dans le monde arabe. Tout est dans tout. Le monde arabe, duquel on n'attendait que rêve ou fanatisme, n'existe pas seulement, il chevauche le cheval qui galope vers d'autres lieux.
Et pour quand en Europe? Pour le moment, nous regardons aussi vers le Wisconsin.

La Kasbah de Tunis: Trois traits
Tunis, le 22 février 2011
La révolution tunisienne a été la révolution des chômeurs, des travailleurs précaires, des pauvres, des humiliés, des syndicalistes et en partie celle des blogueurs, mais elle a été également, dans une grande mesure, la révolution des avocats. L'Association des Lettrés a joué un rôle décisif dans la formulation des revendications et dans l'éducation politique du peuple. Ils ont fait partie de la première occupation de la Kasbah et ils sont aussi dans la seconde et leur patte est visible dans le contenu des pancartes que les manifestants accrochent sur les murs: assemblée constituante, constitution, loi électorale, gouvernement de salut national, légitimité, épuration des institutions...
L'un d'eux, un jeune au bonnet de feutre et à l'élégante écharpe, déploie toute son éloquence pour expliquer que le contrat social a été violé par ceux qui ont tiré sur le peuple et que, pour cela, seul le peuple peut en élaborer un nouveau. Répondant à la question d'un des polémistes improvisés sur les pressions coloniales exercées par la France et les Etats-Unis, il répond avec une verve toute jacobine:
- La France a fait sa révolution en 1789 et nous, nous la faisons aujourd'hui. A partir de maintenant, ils devront nous traiter d'égal et à égal.
Personne ne peut dire qu'il y a quoi que ce soit de médiéval dans la révolution tunisienne, mais il y a bien un côté « XVIIIe siècle ». Et cet énorme retard de deux siècles, quand la postmodernité et la religion semblaient avoir érodé l'idée même du contrat social, nous semble une immense avancée. C'est juste une question de temps. Ensuite viendra la Commune et les Soviets et cette fois ci, cela se passera peut être à l'envers; c'est à dire à partir du droit et des gauches, comme cela doit être.
Avec l'activité fébrile d'une fourmilière pensante, les occupants de la Kasbah ont déjà dressé plusieurs jaimas. Sur l'une d'elles, au pied de la place du Palais Municipal, ils ont installé un pompeux et simple « Comité d'Information ». A l'intérieur, quatre jeunes aux vestes fluorescentes – un attribut d'identification improvisé – entourent un ordinateur et donnent des informations à ceux qui gardent l'entrée, chargés à leur tour de les transmettre aux participants:
- Ceux de Kasserine sont parvenus à passer! Dans une demi heure ils seront ici – et tous d'applaudir à cette nouvelle.
Mais, ensuite, ce n'est pas ceux de Kasserine qui arrivent, mais bien d'autres qu'on n'attendait pas, et ceux de Kasserine n'arriveront que beaucoup plus tard parce que la rapidité de l'information ne laisse jamais un récit complet. Un exemple: vers minuit, nous recevons l'information selon laquelle l'armée est en train d'évacuer la Kasbah de Tunis et de Sfax. Nous passons une heure d'angoisse jusqu'à ce que l'information soit démentie par téléphone. Ce qui s'est réellement passé c'est qu'un camion militaire a allumé son moteur et avant même qu'il puisse démarrer et abandonner tranquillement la place, l'information, déformée de manière menaçante, s'est déployée sur Facebook à une vitesse sidérale. Les informations, sur Facebook, sont souvent composées de « premiers gestes » et ces derniers volent et virevoltent comme des copeaux.
Facebook a été très important, cela ne fait pas de doute. Mais il est trop rapide. Et en pensant à la phrase des camarades du Front du 14 janvier hier (« la réalité va beaucoup plus vite que nous »), nous pensons qu'il ne s'agit pas seulement du problème qu'il n'y a pas de structure politique capable de recueillir l'impétuosité de la révolution, mais bien qu'il y a une structure technologique, préétablie et dont les avantages eux-mêmes, tellement utiles pour la mobilisation, mettent des limites à l'organisation. Il y a comme une compétition, ou un conflit, entre les territoires dans lesquels se déverse l'information digitale et ceux sur lesquels ont travaille de manière narrative (les murs, les pancartes, les nuits en commun, la fière revendication du peuple originaire) et la propre rapidité avec laquelle on parvient jusqu'à eux, à travers les messages par téléphone portable ou par internet. La réalité, c'est l'espace ou la rapidité? Parfois, nous craignons que ce qui est bon pour rassembler des foules serve précisément seulement à rassembler des foules. Et que, de manière étroite – organique même – la technologie liée au corps provoque cette confusion, et non le manque de partis, ce qui empêche de faire des projets.
Mais ces têtus de la Kasbah, qui font tellement « XVIIIe siècle », tellement peuple, continuent à raconter l'histoire avec leurs corps (qui laissent des traces partout).
Nous suivons un capitaine – si c'est bien le grade qui correspond à trois étoiles – qui circule parmi la foule. Nous l'avons déjà vu à d'autres reprises et il s'agit certainement de l'officier en charge de la compagnie qui garde la place. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, à l'épaisse moustache blanche, un peu ventru, d'aspect très sympathique. Il traite avec énormément de familiarité tous ceux qu'il croise, comme s'il n'était qu'un manifestant parmi d'autres. Ce qui est curieux c'est qu'il ne se sent pas mal à l'aise et que les occupants ne se sentent pas intimidés. De fait, il est souvent abordé par des gens qui l'interpellent, lui demandent des comptes, lui donnent une petite tape sur l'épaule avec une ironie réprobatrice. Il répond avec tranquillité aux reproches, fait des plaisanteries et rit avec complicité. A un moment donné, un groupe un peu plus pressant l'entoure et lui reproche la passivité de l'armée face à l'assaut de la police l'autre fois.
- Vous devez protéger le peuple! - crie un homme.
- Mais vous n'êtes qu'une partie du peuple – répond le capitaine avec une patience un peu paternelle.
Et c'est alors qu'une femme plus âgée, qui se trouve à côté de nous, le fusille avec une colère majestueuse:
- Nous sommes la partie qui lutte, c'est seulement elle le peuple. Les autres, ceux qui ne luttent pas, ne sont pas le peuple.
Il n'y a plus rien à ajouter à cette journée qui s'achève.

lundi 14 février 2011

[Trois jours dans le Sud de la Tunisie]

Trois jours dans le Sud de la Tunisie (I): Gafsa (قفصة)
« La France c'est Paris, le reste c'est un paysage » affirmait avec mépris le centralisme français du XIXe siècle. Nous avons déjà été plusieurs fois dans le centre et le sud de la Tunisie dans le passé, mais nous n'avons jamais vu autre chose que des troupeaux et des nuages; des montagnes striées et des déserts propres, ainsi que des gens qui, dans les hameaux et les cafés au bord des routes, semblaient accepter passivement leur condition de filigrane ou de faux plis sur le tapis.
Notre court et intense voyage – dans cette commotion dont les vagues ondoyantes frappent le pays depuis plus d'un mois – nous montre la transformation décisive, mentale et matérielle, d'un paysage en un territoire. Ce qui distingue un paysage d'un territoire c'est que, alors que le paysage est un objet de contemplation, le territoire est un objet en dispute. L'intifada tunisienne, c'est avant tout cela: la résistance de tout un peuple qui refuse de continuer à faire partie du paysage. Le centre et le sud-ouest de la Tunisie est déjà un territoire vivant, bouillant d'êtres humains, dans lequel la lutte revendicative de ces derniers jours adopte des formes inégales. Dans certains endroits, il y a une révolution; dans d'autres, de la révolte; et dans d'autres encore, un pur désespoir. C'est la manière dont ces différents niveaux vont s'articuler que dépendra la possibilité qu'il se produise ou non une nouvelle transformation: d'un paysage à un territoire, et d'un territoire à une société libre – ou à une terre brûlée.
Gafsa
Nous partons le jeudi matin sous la pluie, une journée de chien, avec la crainte de nous heurter à de nombreux obstacles: policiers, milices embusquées au milieu de la route… Mais alors que nous approchons de Kairouan, déjà à 130 Km de la capitale, le ciel s'éclaircit sans que nous n'ayons rencontré le moindre contrôle. Le premier qui apparaît est militaire et nous arrête à la sortie de la ville sainte, sur la rotonde que nous devons emprunter pour atteindre Gafsa, première étape de notre périple. Quelques mètres plus loin, nous embarquons un jeune à l'aspect paysan qui fait de l'auto-stop et qui va dans la même direction que nous. Il a des traits rudes, limpides, simples. C'est un policier. Cela n'a rien d'étonnant.
La Tunisie pullule de policiers, d'ex-policiers, de policiers qui nient l'être, de policiers qui se déguisent en voyous, de policiers caméléons qui passent d'une espèce à l'autre. Notre hôte fait partie de la Garde nationale et on lui a accordé une permission pour rendre visite à sa famille après un mois de service à el-Aouina, le quartier général dans la capitale. Nous lui demandons, bien entendu, ce qu'il pense de la « zaura », la révolution, et il se défend de ce qu'il interprète immédiatement comme une insinuation:
— Nous n'avons rien fait. C'est la police et la Garde présidentielle. La Garde Nationale a protégé le peuple en collaboration avec l'armée. Nous avons arrêté quelques 600 hommes des milices de Sariati, l'ancien directeur de la garde de Ben Ali.

mercredi 2 février 2011

[Chroniques de la Révolution Tunisienne :

Dix-huitième jour du peuple tunisien: La stratégie de la tension
Par Alma Allende - Tunis, le 31 janvier 2011

Les parents qui perdent un enfant peuvent en avoir à nouveau, mais on ne peut pas dire qu'ils ont « récupéré la normalité »; la femme qui perd un être aimé peut retrouver un autre amour, mais on ne peut pas dire qu'elle « récupère la normalité ». La Quasba, aujourd'hui, nous offre l'histoire douloureuse, inoubliable, contenue dans la phrase: « comme si rien ne s'était passé ». 
L'acte d'effacer laisse une trace qu'on ne peut effacer; l'acte de nettoyer laisse une tache indélébile, une absence blanche fantomatique enchaînée à la pierre. Il n'y a rien, il n'y a, pour la première fois, « rien ».
Nous sommes retournés ce matin à la Quasba, fermée sur ses quatre côtés par des barbelés. Les policiers ne laissent entrer que les fonctionnaires qui travaillent dans l'enceinte. Mais nous avons pu voir, de l'extérieur, et photographier ce lieu qui a subi comme un lifting facial, révélant une histoire occulte, une antiquité étouffée. Ils ont fait du bon travail, cela ne fait pas de doute. Il ne reste pas de trace des inscriptions, pas une lettre de graffiti, de peinture. Même sur la pierre du palais du Premier ministre, on ne peut déceler la moindre trace du bouillonnement de paroles qui pendant cinq jours a fusionné la politique et la vie dans un pur présent sans avenir.
Il n'est pas vrai que le pouvoir a un centre. Les tanks et la police protègent dans la Quasba des murs. Nous, nous en avons besoin de ces murs pour au moins écrire. Eux en ont besoin pour imposer le silence.

lundi 31 janvier 2011

[Chroniques de la révolution tunisienne - du 26 au 30 janvier]

Treizième jour du peuple tunisien: Tensions à la Quasba
Par Alma Allende - Tunis, le 26 janvier 2011

Si tout avait obéi à un plan, si 120 personnes avaient été tuées pour rajeunir un vieux pays afin de mieux l'inscrire dans un monde arabe sous la botte de Washington, s'il s'agissait de mieux garantir la continuité en introduisant quelques changements cosmétiques, alors il faut à tout prix ramener à l'ordre ceux que le vent de la révolte – toujours imprévisible – a rassemblé dans la Quasba.
Le passé revient avec une rapidité inquiétante. Sur sa première page, « La Presse » publie la photo de la minuscule manifestation pro-gouvernementale qui s'est déroulée hier sur l'Avenue Bourguiba. La même photo est publiée sur « As-Sabah » et « Le Quotidien », afin d'insinuer le désir général d'un retour à la normalité. La télévision, où aucune des principales figures de l'opposition n'est encore apparue (Ben Brik, Marzouki, Hama Hamami), offre des image en direct (« Tunis à dix heures du matin ») de rues grouillantes et paisibles, d'honnêtes citoyens vaquant à leurs occupations quotidiennes. Comme sous l'ancien régime; « kulu shai behi », tout va bien. Ainsi que le craignait le jeune chômeur Haydar Allagui, on ignore, on méprise, on fait taire la Quasba, qui est aujourd'hui en ébullition – du fait de cet isolement – avec une tension particulière. La fatigue est visible et affûte les nerfs. L'air festif et frondeur de ces derniers jours laisse place à une atmosphère de menace qui se prolonge toute la journée. On joue avec les manifestants. Il s'agit clairement de les faire douter du succès de leur entreprise et de les couper du reste des citadins. Il s'agit aussi de les séparer du reste de la Tunisie, puisque d'autres éléments tentent, inutilement, de rejoindre la capitale et sont retenus sur les routes.

mercredi 26 janvier 2011

« Si tu arrêtes de pédaler, tu tombes »


Dignité, dignité, dignité (karama, karama, karama), cela revient à dire travail, hôpital, culture, pouvoir de décision, parole publique, respect de ses propres créations. Ils n'ont pas risqué leurs vies pour que les nantis de la capitale aient libre accès à Youtube ou puissent faire de l'art d'avant-garde. « Ne nous volez pas notre révolution » dit une inscription sur la Place Ibn Khaldun; ils savent très bien que leur chance est à saisir. Ils ont tardé 23 ans – 54 – à se mobiliser et connaissent les risques d'accepter une trève avant d'atteindre leurs objectifs. « C'est comme faire du vélo », rappellait cet après midi Mohamed en citant Che Guevara: « Si tu arrêtes de pédaler, tu tombes »

Pour lire la suite des "Chroniques de la révolution tunisienne" d'Alma Allende rendez-vous sur : http://www.lcr-lagauche.be

samedi 22 janvier 2011

[Le quatrième jour du peuple tunisien: Réforme ou rupture?]

[Le quatrième jour] du peuple tunisien a quelque chose de « déjà vu ». Parce nous l'avons vécu hier? Ou parce que nous l'avions rêvé un jour? Les états d'exception – les guerres ou les vacances de pouvoir – imposent une ombre familière, l'écho d'une ritournelle. On vit pour la première fois les choses les plus banales. La terreur et l'enthousiasme nous apportent toujours de vieux souvenirs parce qu'ils sont partagés par une multitude.
Il y a une intensification qui homogénéise l'expérience, ou une homogénéisation qui l'intensifie. Cela explique, en partie, l'ambiance qui règne dans les queues pour acheter le pain, la facilité avec laquelle s'établit les conversations entre inconnus, la tranquillité surprenante avec laquelle les gens prennent le café après un échange de tirs ou la routine apparente avec laquelle on dresse une barricade. Ou, ce qui est le plus étonnant; qu'un peuple réduit au silence pendant 23 ans parle soudainement de politique avec un tel naturel et une telle maturité qu'il semble qu'il l'a fait toute sa vie. Quelle fantastique transformation qui fait que ce nous n'avons jamais vécu et que nous avons conquis avec une centaine de mort nous paraisse aujourd'hui quelque chose de normal!

[Le troisième jour du peuple tunisien]


par Alma Allende
[Au troisième jour] du peuple tunisien, le terrible silence, dû à l'absence du bruit de l'hélicoptère qui m'avait empêché de dormir pendant la nuit, me réveille très tôt. De la rue, de fait, ne monte aucun bruit: ni voitures, ni voix, ni oiseaux. C'est un dimanche dans une nouvelle dimension et, après les incertitudes de l'aube, on se surprend à craindre que le monde ait disparu. Tout est terminé? Pour le meilleur? Pour le pire? Pour la même chose? Soudain, le silence est brisé par le bruit strident, quotidien, réconfortant et qu'on ne peut confondre; celui de la devanture de l'épicerie d'en bas. Ils ont ouvert le magasin!
Les premières nouvelles, dans la presse et à travers les amis – qui viennent eux aussi de se réveiller – confirment la trève: les assauts ont cessé et les quartiers s'ébrouent au milieu des restes de la tempête, dans ce chaud mois de janvier au ciel très bleu et aux bruits insoupçonnables.

mercredi 27 octobre 2010

[PROPAGANDE]

[Les raffineries ne redémarreront pas]
Quel surprise d’entendre sur France inter « Trois raffineries ont suspendu le mouvement et vont reprendre l’activité ».
Alors que la veille, lors d’une visite aux gréviste de la raffinerie de Donges, la détermination était là, et aussi pour toutes les autres. Renseignement pris auprès d’un délégué CGT de la raffinerie de Donges, il s’avère que ca n’est pas prêt de repartir.
Petite explication... Il y en effet trois raffineries qui ont suspendu le mouvement.
La raffinerie de Reichstett (Bas-Rhin), de la compagnie helvétique Petroplus, qui venait d’annoncer sa volonté de fermer définitivement le site pour le transformer en simple terminal pétrolier, supprimant au passage 253 emplois sur 255. Le mouvement a été suspendu suite à la garantie de la part de la direction de ne plus fermer le site ! La raffinerie est alimentée en pétrole brut par un pipeline qui viens du port pétrolier de Fos-sur-mer qui lui est en grève et lâche rien. La raffinerie ne peut donc pas redémarrer !
Deux raffineries du groupe Exon une à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône) et une a Port-Jérôme (Seine-Maritime). Elle ont toutes les deux suspendu le mouvement après que la direction est mis le paquet sur la table et leur ait proposé le paiement intégral des jours de grève !! Tous sachant quelle ne pourrait pas redémarrer aussi. En effet celle de Fos est alimentée par le même terminal pétrolier de Fos-sur-Mer. Celle de Normandie est alimentée par l’entreprise SIM qui est également en grève et ne lâche rien également !!
Les 9 autres raffineries (6 du groupe Total, 1 Petroplus, 2 Basell) sont toujours dans le mouvement contre la mise en place de la réforme des retraites !!
[La pénurie de pétrole ne s’éloigne pas] L’approvisionnement par bateau ne suffira pas a couvrir les besoins quotidiens. Ce n’est pas le moment de se faire duper par une presse mal renseignée et démobilisatrice !!
Continuons à généraliser la grève, à durcir le ton et à soutenir les grévistes. Des caisses de solidarité circulent un peut partout, pour celle de Donges on en est a 30 000€.

paru sur http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=5310