samedi 22 janvier 2011

[Le quatrième jour du peuple tunisien: Réforme ou rupture?]

[Le quatrième jour] du peuple tunisien a quelque chose de « déjà vu ». Parce nous l'avons vécu hier? Ou parce que nous l'avions rêvé un jour? Les états d'exception – les guerres ou les vacances de pouvoir – imposent une ombre familière, l'écho d'une ritournelle. On vit pour la première fois les choses les plus banales. La terreur et l'enthousiasme nous apportent toujours de vieux souvenirs parce qu'ils sont partagés par une multitude.
Il y a une intensification qui homogénéise l'expérience, ou une homogénéisation qui l'intensifie. Cela explique, en partie, l'ambiance qui règne dans les queues pour acheter le pain, la facilité avec laquelle s'établit les conversations entre inconnus, la tranquillité surprenante avec laquelle les gens prennent le café après un échange de tirs ou la routine apparente avec laquelle on dresse une barricade. Ou, ce qui est le plus étonnant; qu'un peuple réduit au silence pendant 23 ans parle soudainement de politique avec un tel naturel et une telle maturité qu'il semble qu'il l'a fait toute sa vie. Quelle fantastique transformation qui fait que ce nous n'avons jamais vécu et que nous avons conquis avec une centaine de mort nous paraisse aujourd'hui quelque chose de normal!
Hemda, une journaliste tunisienne renvoyée de la radio, a immédiatement trouvé du travail dans une nouvelle émission: par téléphone, sans connaître ses patrons, elle est devenue reporter et doit envoyer des chroniques depuis les différents points de la ville. Le but est d'émettre en direct sur le retour à la normalité de la population de la capitale. Mais la première chose que nous voyons dans le centre ville c'est une manifestation de deux cent personnes qui avance par l'Avenue de Paris vers Le Passage. Les manifestants crient des slogans contre le premier ministre, Mohamed Ghanouchi et exigent la dissolution immédiate du RCD, le parti de Ben Ali. Les peu de magasins ouverts se disposent à fermer tandis que les policiers se préparent à intervenir sous le regard vigilant des militaires. Il reste quelques heures avant l'annonce du nouveau gouvernement de coalition, mais cette image donne déjà la mesure du conflit qui peut s'aggraver au cours des prochains jours.
Les personnes qui sont sorties acheter le pain discutent à voix haute, comme dans tous les quartiers de Tunis. Les uns soutiennent qu'il faut être patient, attendre les élections et retourner complètement la chaussette sale du régime de l'intérieur. D'autres, au contraire, n'ont aucune confiance dans cette option et assurent qu'il est nécessaire de continuer la pression pour que cette opportunnité historique, qui ne se représentera pas de sitôt, ne soit pas gâchée.
Nous poursuivons les discussions dans le quartier du Bardo, où au cours de la nuit de dimanche il y eut de durs affrontements armés et dont les rues sont surveillées par l'armée, ce qui, curieusement, donne une impression de normalité paradoxale. Tandis que des dizaines de personnes font la queue devant le Monoprix sur le point d'ouvrir ses portes, les cafés du quartier sont remplis de clients qui boivent et fument sur les terrasses au côté des soldats qui montent la garde. Dans un de ces cafés nous rencontrons Mehdi, diplômé en histoire, qui soutient que les manifestations sont dangereuses, mais qu'elles constituent également une démonstration de normalité démocratique qu'il faut respecter. Il est en tous les cas préoccupé par la continuité prévisible du nouveau gouvernement. Hemda insiste sur le retour à la normalité comme priorité, de convoquer des élections et de permettre à tous les partis de s'y présenter et que, pour cela, il est nécessaire d'éviter les provocations et accepter la gestion provisoire du RCD.
Je me demande par contre ce qu'en pensent les jeunes armés de couteaux qui défendent les quartiers populaires et je propose à Hemda de visiter Al Malasin ou Al Murouj le lendemain. En tous les cas, c'est avec émotion que je les écoute prononcer le mot « démocratie »; elle résonne de manière limpide sur leurs lèvres, de manière puissante. A mes objections sur le travail mené dans l'ombre par les Etats-Unis et la France afin d'imposer des limites aux processus, ils répondent de manière têtue: élections, élections... Ils ont une telle confiance dans la maturité de ce peuple qui a démontré ces jours ci tant de courage, de discipline et de dignité, qu'ils ne voient les choses que par un oeil. Mais cet oeil est rempli de lumière.
De retour au centre ville, sur l'Avenue Mohamed V, nous voyons une petite scène symbolique. Au milieu de la rue il y a deux voitures qui nous bloquent le passage. Les conducteurs se parlent de vitre à vitre. Ils conspirent? Ils discutent? Ils se passent une arme? Non, l'un d'eux allonge la main et donne à l'autre une demi baguette de pain. C'est la première baguette que nous voyons depuis cinq jours.
Nous passons ensuite par les abords de l'Avenue Bourguiba, où l'on respire une énorme tension – et le reste des gaz lacrymogènes. Il n'y a que des soldats et des policiers et nous marchons, sans le vouloir, en regardant les toits, nous souvenant des francs-tireurs de l'ex-dictateur qui, hier, avaient provoqué la terreur.
Nous arrivons enfin à la Quasba. Là se trouve le Palais de Justice, la Mairie de Tunis, le Ministère des Finances. On peut imaginer la surveillance; des tanks, des soldats, des policiers partout. Et malgré tout- par l'une de ces mystérieuses extravagances de ce pays – nous parvenons sans que personne ne nous arrête, ni ne nous demande quoi que ce soit, jusqu'à la porte du siège du Premier ministre, où une conférence de presse doit commencer à 15h. Nous discutons avec un policier qui garde le ministère, très sympathique, très familier, qui veut nous convaincre qu'eux aussi ce sont les bons;
- En réalité, nous sommes des prolétaires et nous sommes disposés à donner notre vie pour le peuple. C'est une minorité qui a tiré sur nos frères et on ne peut pas nous juger pour ce qu'ils ont fait et ce que font encore certains d'entre eux. On a besoin de nous et nous devrons trouver la manière pour que les citoyens aient confiance en nous.
De retour à la maison, deux heures avant le couvre-feu – qui a été retardé jusqu'à 19h – je m'informe de la composition du nouveau gouvernement: le RCD conserve tout l'appareil d'Etat - Intérieur, Défense et Justice – et laisse aux trois partis d'opposition qui étaient déjà légaux la Santé, le Développement et l'Enseignement. Si c'est cela toute la rupture que peut offrir Ghanouchi, il y a de quoi se préoccuper! L'opposition réelle - Marzouki ou Nasraoui, par exemple – dénoncent immédiatement la continuité avec la dictature et appellent les tunisiens à poursuivre leur mobilisation.
La situation, ainsi, se complique. L'armée, indépendante mais faible, ne peut à peine faire autre chose que contenir les milices assassines de l'ex-dictateur. Le gouvernement a clairement fait savoir quelle voie il allait suivre. Et les citoyens sont divisés entre deux alternatives périlleuses: céder, c'est en finir pour toujours avec l'espoir d'une véritable démocratie en Tunisie et continuer à lutter peut conduire à une guerre civile ouverte dans laquelle, sans leaders reconnus ni organisations rassembleuses, les rebelles seront massacrés de tous côtés. La sensation est que tout redevient fragile et dangereux.
A 21h nous entendons trois proches rafales de mitrailleuses. Ensuite, la nuit est tranquile.
En Algérie, en Egypte, en Mauritanie, trois jeunes ont suivi l'exemple de Mohamed Bouazizi et se sont immolés en signe de protestation. La Tunisie a complètement changé sa position dans l'histoire pour devenir l'avant-garde inespérée du monde arabe. Nous avons tous désormais les yeux fixés sur ce pays.

Alma Allende Tunis, 17 janvier 2011
Publié sur http://www.rebelion.org/ - traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be

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