Continuer la révolution, il n’y a pas
le choix…
Tunis le 20 octobre 2011
...dans la Medina, les images de Kadhafi circulent |
Malgré les efforts considérables déployés pour convaincre
les tunisiens d’aller aux urnes, c’est aujourd’hui le colonel Kadhafi qui tient
la vedette. Dans la médina, la nouvelle de sa capture s’est répandue comme une
trainée de poudre. Sur leur GSM, des jeunes repassent sans cesse le film d’AlJazeera montrant le corps du dictateur voisin sorti de son égout.
Une « Constituante »
peut en cacher une autre…
Dans les premières semaines du gouvernement provisoire
qui a suivi la fuite du dictateur tunisien Ben Ali, la revendication de l’élection
d’une assemblée constituante était incontestablement une revendication juste et
populaire, au même titre que la dissolution du RCD, le départ du gouvernement
de tous ceux qui avaient eu des responsabilités sous Ben Ali (et en particulier
Mohamed Ghanouchi ancien et nouveau premier ministre…).
On mesure aujourd’hui combien la contre offensive du
régime a été pernicieuse…
Dissous le RCD ? Officiellement, oui. Mais parmi les
quelques 115 partis qui ont reçu leur visa après le 14 janvier, une vingtaine
au moins sont constitués d’anciens RCD.
Écartés les anciens RCDistes ? Il y a plus d’un fait
troublant qui montrent que les hommes de
Ben Ali sont encore bien présents aux postes les plus influents. Ainsi, lors de
la visite de l’actuel premier ministre, Béji Caïd Essebsi, aux Etats-Unis (3-7 octobre), on a pu noter la présence de Mohamed Nouri
Jouini, ancien ministre de la Planification et de la Coopération
Internationale, dans la délégation tunisienne à Washington. Son passé ne fait
pourtant pas de doute : En 1996, il travaille pour la présidence de la
République ; un an plus tard, il devient conseiller auprès du président Zine
el-Abidine Ben Ali. Il devient secrétaire d'État auprès du ministre du
Développement économique, chargé de la Privatisation, le 24 janvier 2001; il
conserve son poste jusqu'à sa nomination au poste de ministre du Développement
et de la Coopération internationale en septembre 2002. Suite à la révolution de
2011, il conserve de nouveau son poste, en tant que ministre de la
Planification et de la Coopération internationale, dans les deux premiers gouvernements
de Mohamed Ghannouchi. Commentant cette présence « officielle » à
Washington, le président de l'Association des économistes tunisiens, a souligné
« que l’objectif de cette visite est de soutenir la transition économique,
l’emploi, ainsi que l’investissement en Tunisie, en particulier dans le domaine
des affaires. En ce qui concerne la présence de Mohamed Nouri Jouini, (…) le
but était d’inciter les américains à investir dans notre pays, puisqu'il a des
relations fortes aux Etats Unis, où il a effectué ses études pendant de longues
années. » D’autre part, il a indiqué « que le positionnement
géographique stratégique de la Tunisie peut servir les intérêts géopolitiques des USA dans la région, leur permettant d'atteindre plus facilement le marché
libyen en cas de coopération avec la Tunisie. A noter également, selon
certaines sources, en marge de cette visite des contacts conjoints des
autorités américaines avec des représentants du parti islamiste Ennahda et des
proches du premier ministre tunisien en vue de « faciliter » les
relations futures au sein du prochain gouvernement ; un accord aurait été
discuté consistant à ce qu’on laisse à Béji Caïd Essebsi son poste de Premier
ministre, en contrepartie, les USA (et l’Europe) continueraient leur soutien
financier à la Tunisie.
En mai déjà, le parti Ennahda avait été invité aux
Etats-Unis où il avait donné des gages aux représentants du Département d’Etat
et même rencontré l’ex-candidat
républicain à la présidence, le sénateur John McCain.
Visites et voyages
La visite suivante du premier tunisien fut pour la Libye…
Au cours de cette visite, la première depuis la révolution, M. Béji Caïd
Essebsi était accompagné par une
importante délégation composée de six ministres ainsi que de la présidente de
l'organisation patronale UTICA. Nul doute que le message américain est arrivé à
destination entre de bonnes mains.
Dans les jours qui ont suivi ce fut le tour de l’ancien
premier ministre belge, Guy Verhofstadt, de venir parler « affaires »
à Tunis, en tant que président du groupe parlementaire de l’Alliance des
démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE). Le grand duduche du parlement
européen a même déclaré qu’il allait « aider » la Tunisie : “Réticente
au début envers la révolution tunisienne, l’UE veut aujourd’hui se rattraper et
apporter l’aide nécessaire pour assurer un passage vers la démocratie”, a
déclaré Guy Verhofstadt. “Nous croyons en l’avenir d’une Tunisie démocratique
et ouverte”, a encore souligné le président de l’ADLE qui a mis en relief “la
richesse du pays le plus européen de l’Afrique du Nord”, fort d’un taux
d’instruction élevé, d’un esprit ouvert au monde extérieur et d’un statut
respectueux de la femme.
Ramona
Au fond, depuis des mois, tous autant qu’ils sont ,nous
répètent les mêmes rengaines : réussir la révolution c’est réussir les
élections. Et à ceux qui rappellent que les objectifs premiers de la révolte de
l’hiver 2010-2011 qui a chassé le dictateur, sont «Travail, liberté, dignité
nationale», ils répondent que ce n’est pas le moment de revendiquer, l’important
c’est de rassurer les investisseurs. C’est de reprendre de plus belle le
pillage économique de la Tunisie, avec, en corollaire, l’intensification de la
précarité.
Aux femmes qui craignent que les compromis avec les
islamistes ne se fassent sur leur dos, en enclenchant la marche arrière sur le
statut de la personne, le pouvoir tout autant qu’Ennahda font miroiter le code
électoral qui impose la parité sur les listes de candidats. A Washington, le
premier ministre a déclaré : « le principe de la parité entre les
hommes et les femmes sur les listes électorales est une décision d’avant-garde
qu’aucun autre pays n’a prise, même parmi les plus avancés dans le monde ».
Mais avec plus de 1.600 listes (dans 112 partis -60%- et des coalitions
indépendantes-, plus de 11.000 candidats et seulement 5% des têtes de listes
pour les femmes, celles-ci ne risquent pas de peser plus lourdement sur le
projet de Constitution qui sortira de la nouvelle assemblée. Tout au plus
remplissent-elles aujourd’hui le rôle d’attrape-voix…
-Tunis, station Le Passage - 20 octobre- |
Les jeunes quant à eux peuvent être rassurés : les
rapeurs vedettes, les blogueurs de choc, et les zartistes de combat se
mobilisent aussi pour leur chanter « Ramona » et les inciter à voter.
Pour qui, pour quoi, ramone par-ci, ramone par-là…
Répression et
soumission
Mais derrière ce nouveau « vernis démocratique »,
les vieilles habitudes du benalisme sont toujours visibles : la répression
continue, les militants sont inquiétés, des partis toujours réprimés (dont la
Ligue de la Gauche Ouvrière qui s'est vu une première fois refuser le visa (1), officiellement car elle
a le même programme qu'un autre parti -c’est vrai que 113 au lieu de 112…). Les
travailleurs qui se battent pour leurs droits, pour leurs emplois, les jeunes diplômés
qui mènent campagne pour obtenir des jobs, sont traités « d’égoïstes »,
sont mis au banc des accusés. Les familles de ceux qui sont morts -ou ont été blessés-
pour la révolution, attendent toujours que justice soit faite. Les
tortionnaires, les criminels, sont toujours à l’abri de poursuites. Idem pour
le clan mafieux. Et même Ben Ali et consorts, dont l’argent détourné à tout le
loisir de se dissimuler étant donné le peu d’empressement du gouvernement
provisoire de s’attaquer aux symboles de la corruption.
D’ailleurs, comme avant sous Ben Ali, le gouvernement
provisoire s’est empressé de rembourser les dettes odieuses du dictateur et
dans cette campagne, cette question cruciale pour un pays qui a fait une
révolution au nom de la « dignité nationale », est totalement
escamotée. Tous les partis qui prétendent « compter » dans la prochaine
république semblent bien incapables d’ouvrir les livres de compte de la
dictature. De toutes les manières, c’est
le peuple qui paye l’addition.
-comment camoufler la réalité...- |
L’organisation des élections pour la constituante
participe d’une vaste offensive idéologique pour camoufler ces réalités.
La LGO appelle finalement au boycott de ces élections en ces termes :
« Ces forces contre révolutionnaires se sont mises d’accord sur
l’organisation d’élections contraires aux mots d’ordre de la révolution pour
étouffer les aspirations des masses populaires à l’émancipation, et de ce
fait elles s’emploient à légitimer une opération électorale illusoire alors que
les masses populaires n’accordent aucun intérêt à ces élections car ne
répondant pas à leurs revendications en matière de droit au travail, de
développement, de justice sociale, mais aussi la rupture avec les politiques
répressives et les choix socio-économique impopulaires. »
Le nombre de listes en présence est sensé donner l’impression
que les citoyens tunisiens ont le choix. Mais au fond, il n’y a qu’un choix qui
leur permettra de finir ce qu’ils ont commencé en décembre 2010 :
continuer la révolution.
-à la Kasbah, les affiches électorales ont remplacés les grafitis...- |
Freddy Mathieu
(1) Dernière minute : la LGO vient finalement de recevoir son habilitation.
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