par Farid KHALMAT
Tunisie
Les tergiversations d’Ennahdha pour endormir les masses
Le « Dialogue National » n’arrête pas de
reprendre ou plus précisément n’arrête pas d’arrêter. Au Luxembourg, on
appellerait cela « la procession d’Echternach ». Sinon qu’en Tunisie,
on recule plus qu’on n’avance.
La semaine des
quatre jeudis
En octobre, au terme de plusieurs semaines de
négociations au forceps, le « quartet de choc »[1] avait
réussi à convaincre vingt et un partis politiques - dont Ennahdha, au
pouvoir - de signer une « feuille de route » fixant les
prochaines étapes de la transition, lesquelles devaient être bouclées avant la
fin octobre : adoption de la Constitution, mise sur pied de l'Instance
supérieure indépendante pour les élections (Isie), élaboration de la loi
électorale et formation d'un gouvernement apolitique dirigé par une
personnalité indépendante. Dire qu’Ennahdha avait plus que peiné à accepter la
feuille de route est un euphémisme. Mais la pression populaire était encore
forte après l’émotion provoquée, une deuxième fois, par un assassinat
politique, celui, le 25 juillet, du député Mohamed Brahmi après celui de
Chokri Belaïd en février. Il était clair que les islamistes et leurs alliés
feraient tout pour rester au pouvoir, ses ministres ne le cachaient pas. Ils firent
donc le gros dos et entreprirent une véritable guérilla dans tous les
domaines : manœuvre pour bloquer l’ANC, refus puis interprétation
changeante de la « feuille de route », blocages répétés sur les noms
des personnalités présentées par le quartet pour succéder au premier ministre…
« On quitte le gouvernement et pas le pouvoir » résume Rached
Ghannouchi, leader d’Ennahdha.
« Le dialogue
est, effectivement, en panne depuis plus de deux semaines, à cause, justement,
du désaccord sur le nom du futur chef du gouvernement. Ce qui est en train de
faire le bonheur de la Troïka et à sa tête Ali Laârayedh qui a, enfin, refait
surface en sortant de son silence. ‘Le gouvernement actuel n’a pas été placé
par l’opposition et ne partira pas par la volonté de celle-ci’, a-t-il dit en
substance. » indiquait fort justement le site Business-News[2] le 17
novembre.
Le même jour, Rached Ghannouchi répétait que « le gouvernement actuel est venu par
les urnes et ne remettra les rênes du pouvoir qu’entre des mains sûres. Le gouvernement
d’Ali Laârayedh ne démissionnera pas avant l’achèvement de la rédaction de la
Constitution et la formation de l’Instance supérieure indépendante des
élections (ISIE)». Les islamistes utilisaient ainsi la clause, que certains
avaient qualifiée déjà de véritable bombe à retardement, qu’ils avaient tenu à
ajouter à la « feuille de route » et qui conditionne la démission du
gouvernement par une simultanéité des deux processus, donc par l’obligation
d’achever le processus constitutionnel. Or, depuis lors, les manœuvres de la
Troïka au pouvoir ont bloqué l’ANC. Faut-il rappeler que des élections devaient
se tenir au maximum un an après le 23 octobre 2011, date de l’élection de l’ANC,
celle-ci devait donc avoir terminé la rédaction de la Constitution en octobre
2012.
Lundi, c’est sûr.
Il y a quelques semaines, c’était sûr, le « Dialogue
National » allait reprendre lundi… mais de quelle semaine ? Après
l’onde de choc du funeste 25 juillet, le premier ministre avait annoncé des
élections générales : « croix de bois, croix de fer si je mens je
vais en enfer (version locale) »… La date avancée : le 17
décembre, date plus que symbolique, troisième anniversaire de l’immolation de
Mohamed Bouazizi, l’étincelle qui avait déclenché la colère populaire et le
renversement de Ben Ali… En Belgique le sieur Di Rupo, avec ses 540 jours de
crise, n’a qu’à bien se tenir : à la vitesse à laquelle les tractations
avancent, pas de doute, Ali Laârayedh compte bien s’installer « un certain
temps » dans son paradis terrestre, la Kasbah, pour « expédier les
affaires courantes ». Le temps qu’il faudra.
Ancien ministre de l’Intérieur, il a une manière très
particulière de conjuguer le verbe « expédier »… Expédier les
journalistes, les avocats et les rappeurs en prison. Expédier les opposants
politiques dans la tombe. Expédier les affidés d’Ennahdha dans tous les recoins
de l’administration de l’Etat, les Gouvernorats, pour préparer les élections
qui s’avèrent plus que périlleuses.
Voilà pourquoi toutes les manœuvres sont bonnes pour
transformer le fameux « Dialogue National » en éteignoir de la
pression populaire. Aujourd’hui les islamistes se paient même le luxe « d’appeler toutes les composantes de
la scène politique tunisienne à fournir les efforts nécessaires pour la reprise
du Dialogue National »[3].
Manifestations des Diplômés Chômeurs le 28/11 - Tunis |
Ceci indique
combien la gauche tunisienne s’est laissée duper par un processus qui, bien
qu’initié par la puissante UGTT, ne pouvait que se trainer en longueur et
l’éloigner des grandes mobilisations d’août qui demandaient la chute immédiate
du gouvernement et la dissolution de l’ANC qui avait « dépassé sa date de
péremption ».
Les atermoiements des politiques et le climat
d’insécurité entretenu par le pouvoir (les groupes terroristes semblent frapper
aux moments qui le servent le mieux) semblaient avoir rendus les masses
amorphes mais les trois mouvements de grèves régionales simultanées, à Gafsa, à
Siliana, à Gabès, ainsi que les nombreux conflits et manifestations de secteurs
(Santé Publique, Recettes des Finances, Magistrats, Avocats, Cheminots de Sfax,
enseignants, Diplômés Chômeurs…) sont venus pour montrer qu’il n’en n’est rien.
« Notre peuple vient de nous montrer encore une fois qu'il était prêt à
répondre présent pour les grandes batailles et plus jamais pour les
mesquineries des « négociations » et des « dialogues »
stériles! » estime
fort opportunément notre camarade Anis
Mansouri (Porte-parole
de la coordination en Suisse du Front populaire) sur sa page
Facebook.
Il est grand temps de retrouver le chemin de la
mobilisation populaire.
Le secrétaire général de l’UGTT a affirmé ce 28 novembre,
au lendemain des grèves de Gafsa, Siliana et Gabès, que les protestations
observées dans les différentes régions du pays témoignent d’un grand état de
tension. « L’attente a trop duré et elle est devenue insupportable pour
les citoyens. La patience du
Quartet touche à ses limites ». Depuis plusieurs semaines le
leader de l’UGTT menace de dévoiler les responsables du blocage du
« Dialogue National », s’il persiste. Qu’il le fasse, mais surtout
qu’il ne dilapide pas, en imitant Ennahdha dans ses tergiversations, la force
de frappe que lui confèrent des centaines de milliers d’adhérents. Ceux-là qui
avaient « dégagé » Ben Ali le 14 janvier 2011.
30/11/2013 - Farid KHALMAT
paru sur www.lcr-lagauche.org
[1]
Le « Dialogue
National » initié par le « Quartet » constitué de l'Union générale tunisienne du travail
(UGTT), de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de
l'artisanat (Utica, patronat), de la Ligue tunisienne des droits de l'homme
(LTDH) et de l'Ordre des avocats, était sensé trouver une réponse rapide à la
crise politique faisant suite aux assassinats politiques et aux actions
terroristes depuis le printemps.
[3]
Le Conseil de la Choura du Mouvement Ennahdha, tenu les samedi et dimanche 23
et 24 novembre 2013 à propos de l’évolution du Dialogue National - http://www.tunisienumerique.com/tunisie-communique-du-conseil-de-la-choura-dennahdha-2/202036
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