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mardi 11 février 2014

[Le voyage d'Edgard]

Fred m’avait dit la semaine passée d’aller écouter André Henry à Charleroi. Je le connais un peu car mon père a travaillé avec lui à « la Discipline ». Je crois que j’ai gardé quelque chose du nom de cette usine verrière. J’aime bien l’ordre, c’est plus fort que moi.
Samedi vers une heure, j’ai pris le train. Il faisait un temps de chien. Déjà ça, j’étais de mauvaise humeur. Il y avait un siècle que je n’avais pas pris le train pour Charleroi. Je (re)découvrais le parcours, comme souvent sous la pluie… Ce qui m’a frappé, heurté, choqué, c’est l’état des maisons et des autres bâtiments tout au long des voies. Même les gares sont à l’abandon. Et que dire des innombrables usines et ateliers où, jadis, grouillaient tant de gens ? De mon temps… Aujourd’hui, la dorsale wallonne ressemble plus aux vestiges du squelette d’un immense animal industriel qui est mort d’avoir avalé toutes les saloperies qu’on fabriquait dans ses entrailles. Et les gens avec.
Des verreries, des faïenceries, des laminoirs, des charbonnages, des manufactures diverses, il ne reste que ruines. A mains endroits la « nature » a presque recouvert le béton et l’acier. On dirait une planète que les habitants auraient quittée précipitamment. Une guerre ? Une épidémie ? Une contamination chimique ? Mais où sont-ils donc disparus ? Vous êtes certains que ce n’est pas dangereux de faire passer des trains dans des endroits pareils ?
Je me suis réveillé à Monceau, on arrivait. Sitôt sorti de la gare du Sud, le cauchemar me reprend. Cette ville est lugubre. Je n’ai pas de parapluie mais je me mets à espérer une averse infernale pour nettoyer toute cette tristesse. Sitôt passé le pont sur la Sambre, c’est pire encore. Ce n’est plus une épidémie, c’est Beyrouth ! Même la Police qui est réputée indestructible est en voie de l’être…
Sur une vitrine épargnée par les pelleteuses, je reconnais la tronche de Van Cau, l’ancien seigneur du coin. Il semble dire « Sans nous ce serait pire… »

André Henry
J’ai enfin pu m’extraire de ce quartier apocalyptique. Sur la Place Albert 1er, il y a même des lumières qui brillent (en plein après-midi !). «  Le Vecteur n’est pas loin dans la rue de Marcinelle » m’avait dit Fred. Je suis trempé et content d’arriver. A l’intérieur tout est en noir et blanc. Ils n’ont pas encore inventé la télé-couleur les rouges ? Ce qui me rassure c’est que les participants sont aussi vieux que moi… Je reconnais deux ou trois anciens camarades à mon père. Mais ça me rassure un peu, il y a encore des êtres vivants sur cette planète. J’ai bien écouté André Henry et ses camarades. J’ai pas tout compris. Il y en a qui sont un peu hermétiques. Mais grâce à André Henry j’ai quand même pigé où sont passés tous les ouvriers de mon cauchemar ferroviaire : il a expliqué comment l’industrie verrière avait pratiquement disparu du paysage carolo. Elle en avait pourtant été la fierté… Il m’a ému quand il a expliqué la résistance des ouvriers qui ont su garder la tête haute même dans les moments les plus durs. C’est vrai que mon père m’expliquait toujours que dans la lutte on peut être battus, mais que le principal c’est de garder sa dignité. André Henry ne s’est pas contenté de parler de leurs combats historiques, il a montré toute l’actualité de ces luttes au moment où on annonce encore des centaines de licenciements à Roux et à Auvelais[1]. Il a aussi eu des mots très justes sur les jeunes qui sont ballottés de sous-statuts en contrats précaires, d’un intérim à un autre, et finalement relégués au chômage… ou même au CPAS.
On a quand même eu droit à quelques chansons que les spectateurs semblaient connaître. Très sincèrement je n’ai pas perdu mon temps samedi après-midi. D’ailleurs la pluie avait cessé quand je suis sorti. Et en retournant, j’ai évité de regarder par la fenêtre du train. D’ailleurs il faisait noir.

Edgard


[1] Ce lundi 10 février, au cours d’un conseil d’entreprise extraordinaire, la direction d’AGC a annoncé la fermeture de son usine de Roux, dans la région de Charleroi. La multinationale japonaise entame donc la procédure « Renault » visant à licencier la totalité du personnel : 190 travailleurs. C’est un nouveau coup dur pour le Pays Noir et pour le secteur verrier puisque 300 emplois sont menacés également chez Saint Gobain, à Auvelais (Basse Sambre) et que les mauvaises nouvelles s’accumulent dans d’autres secteurs. (voir notre article ici)

lundi 3 février 2014

[Coup de téléphone à Edgard]

L'épopée des verriers du pays noir
Le billet d’Edgard la semaine dernière m’a sérieusement secoué. Et je ne suis pas le seul. Comment est-il possible de rester aussi borné, aussi aveuglé, sur ce qui se passe dans le monde, en commençant par ce qui se passe autour de soi. Tout ça pour l’amour du foot…
J’ai donc décidé de lui téléphoner pour lui dire ce que je pensais.
Au premier abord, il m’a paru bizarre. Après les formules d’usage –« Ca va ? Oui et toi ça va ? Ouais, ça pourrait aller mieux, mais c’est plus cher… »– j’ai commencé à lui annoncer la couleur.
« Edgard, t’exagères avec tes discours d’illuminé. T’as vu les conneries que t’as débité sur le Qatar ? On dirait que tu ne sais pas comment on traite les travailleurs sur les chantiers de la Coupe du Monde 2022. Ces gens-là ne méritent pas une telle exploitation, un tel mépris. On doit respecter les gens qui travaillent ». Il me répond qu’il reconnait s’être un peu emporté. « Après coup, je me suis dit que j’avais été trop loin, mais on ne sait rien de ces pays encore reculés…».
J’ai essayé de lui expliquer que pour certains, le Qatar c’est la Mecque de la modernité capitaliste, qui turbine à coup de pétrodollars avec le soutien des grandes puissances. « Et c’est la logique même du système capitaliste: pour faire un maximum de profits il faut réduire les salaires au strict minimum et limiter au maximum le droit de s’organiser et de se défendre. Ce n’est donc pas parce que nous sommes « plus évolués » que nous avons obtenus des droits, mais grâce aux combats collectifs. Et ces droits il faut sans cesse les défendre car ils sont sans cesse remis en cause par les puissants ».
J’en ai profité pour faire la publicité pour le livre de mon camarade André. « Tu sais André Henry, qui a travaillé à Gilly avec ton père Gustave, il a écrit un chouette bouquin là-dessus. C’est l’histoire du combat des ouvriers verriers de la région de Charleroi. Tu devrais venir samedi au Vecteur [1], il va raconter tout cela avec d’autres camarades. Tu verras, ça va t’éclairer sur ta propre vie et je suis certain qu’après cela tu ne te tromperas plus d’ennemi et tu raconteras moins de bêtises ». Il est parti d’un grand rire et m’a demandé « el Vecteur, c’est où ça ? »
fRED