jeudi 24 février 2011

[Chroniques de la Révolution Tunisienne]

Laïcité et démocratie
Par Alma Allende -Tunis, le 20 février 2011
Il est parfois nécessaire de revenir pour savoir où nous étions. Après une semaine à Cuba, nous revenons à Tunis, d'où nous étions partis depuis la chute de Ben Ali, et dans cette matinée venteuse et ensoleillée nous achetons les journaux en nous dirigeant vers l'Avenue Bourguiba. « La Presse » parle de « Ben Ali Baba et les quarante voleurs », donne de nouveaux éléments sur la profondeur et l'étendue de la corruption de l'ancien régime et examine les mesures prises par le nouveau gouvernement pour soulager la situation économique des ménages. « Le Temps » publie un montage photographique fort truculent qui fait rire à pleine gorge un acheteur à mes côtés: on y voit l'image de la fameuse et triste visite de Ben Ali à Mohamed Bouazizi à l'hôpital, mais aujourd'hui c'est l'ex-dictateur qui est dans le coma, étendu sur un lit, et le vendeur de fruits qui le regarde dans les habits du président. Dans « Al-shuruq » on parle d'une vague migratoire venant ces derniers jours de Libye et des naufrages de Zarzis, dont les cadavres des victimes sont toujours réclamés par les familles.
Une joie débordante et enfantine nous submerge sur l'Avenue Bourguiba: les manifestations continuent...
L'une des manifestations a lieu devant l'ambassade de France pour exiger la démission de Boris Boillon, le nouvel ambassadeur de l'ex-puissance coloniale, qui a eu une attitude méprisante et arrogante avec les journalistes tunisiens pendant sa conférence de presse de jeudi dernier. Boillon, ancien ambassadeur à Alger et à Bagdad, a déclaré à la revue « Challenges » en 2009 que « La reconstruction de l'Irak est le marché du siècle: 600 milliards. La France doit être en première ligne ». On comprendra que, suite au soutien de Sarkozy et d'Alliot Marie au dictateur, les Tunisiens ont peu de confiance envers la France. Il faut rallumer les Lumières et pour cela, ce sont les Français qui devront imiter les Arabes, et non l'inverse!
L'autre manifestation, encore plus nombreuse, a été organisée en défense de la laïcité et rassemble quelques milliers de personnes qui, depuis le Théâtre Municipal, montent vers le Ministère de l'Intérieur en scandant des slogans en faveur de la séparation entre l'État et la religion qui, disons la vérité, n'a été à aucun moment menacée: « La religion pour Dieu, la patrie pour tous ». Cette démonstration publique est cependant importante face aux médias occidentaux, toujours bien disposés à trouver partout – et à grossir – les fanatismes religieux, et il est très agréable et significatif de voir plusieurs femmes voilées parmi les manifestants: « Musulmans et laïcs », dit la pancarte qu'elles portent. Mais il y a quelque chose de préoccupant dans la préoccupation de ces groupes, clairement issus de la classe moyenne et des secteurs intellectuels, qui se focalisent sur le Ghannouchi du parti Ennahda et non pas sur le Ghannouchi qui occupe le siège de premier ministre.
De fait, nous discutons avec quelques femmes qui évoquent l'assassinat, hier, d'un prêtre à Manouba et la tentative d'incendie dans un quartier de prostituées. Il nous semble absurde d'associer ces faits à l'activité d'un parti qui, outre qu'il les a condamnés, n'est pas objectivement intéressé à miner sa faible position politique. Nous leur rappelons que l'épouvantail de l'islamophobie a déjà servi précisément en Tunisie pour empêcher la démocratie et peut resservir aujourd'hui pour susciter la guerre civile, semer la terreur et détourner l'attention loin des véritables priorités, qui sont les politiques sociales et économiques. En outre, l'identité absolue entre démocratie et laïcité formulée par certaines pancartes ne nous semble pas si évidente. Le capitalisme est profondément laïc, puisqu'il tolère et transforme en marchandise tous les symboles, tous les principes, y compris religieux, et il est cependant radicalement anti-démocratique. Ben Ali lui-même fut un dictateur laïc qui a su, avec efficacité, combattre l'islam politique par la prison, la torture et l'assassinat.
Le socialisme – pensons-nous – est l'unique système où la laïcité et la démocratie sont harmonieusement compatibles. Et le socialisme, il faudra le défendre dans les quartiers périphériques de la capitale, dans les villages et les villes du centre et du sud de la Tunisie, où les gens sont en train de le demander à cris, même sans le savoir. On court le danger, en effet, que pendant que nous manifestons en faveur de la laïcité devant un théâtre, les militants islamistes disciplinés prennent notre place.
C'est, en tous les cas, un plaisir renouvelé de rentrer à Tunis, y compris en venant de Cuba. Ici aussi on lutte.

(Déjà vu) Encore une fois la Kasbah
Tunis, le 21 février 2011
Hier, le ministre de l'Intérieur a déclaré qu'on allait appliquer la loi - l'état d'urgence toujours en vigueur – et que, de ce fait, tout rassemblement et manifestation étaient interdits.
Cet après-midi, vers 16h00, les Tunisiens ont à nouveau repris la Kasbah. Mais pour une fois, nous n'étions pas là, mais nous avons vu les images. Des milliers de manifestants se sont rassemblés devant le Palais de la Municipalité, ont fait pression contre les clôtures qui protègent l'enceinte où se trouve le siège du Premier ministre, protégé par des militaires et des policiers. Les discussions ont fait place aux bousculades et, devant la poussée des masses, les soldats ont tiré en l'air. La tension n'est pas retombée, elle s'est au contraire accentuée avec des insultes et des projectiles et finalement la défense a cédé: une avalanche humaine a pénétré et réoccupé la place.
Nous sommes arrivés vers 18h00 pour constater qu'un miracle s'était produit. Les murs sont à nouveau recouverts de graffitis et de papiers avec des slogans griffonnés à la hâte: « Dignité et liberté »; « La révolution continue »; « Non au complot du RCD », « Abattons le gouvernement collaborationniste »; « Zaura Tunis, Zaura Masr, zaura zaura hata el-nasr » (Révolution en Tunisie, révolution en Egypte, révolution, révolution jusqu'à la victoire); « Pouvoir populaire »; « Mobilisation, mobilisation jusqu'à ce qu'on impose la volonté populaire »; et aussi: « Soyons réalistes, exigeons l'impossible ». De l'autre côté, sur le linteau du siège du Premier ministre, dont des grappes de jeunes sont à nouveaux accrochés aux fenêtres, d'autres slogans témoignent de la finesse et de la conscience de ces gens. Une grande pancarte énumère les revendications des manifestants: dissolution du gouvernement et du parlement, destitution de la judicature, formation d'une assemblée constituante élue par la volonté populaire. Une autre identifie le peuple avec le Conseil National de Défense de la Révolution. Et une autre démontre jusqu'à quel point les provocations – face auxquelles, en partie, est tombée la manifestation pour la laïcité de samedi – ne donnent aucune prise ici: « Ce sont les bandes du gouvernement terroriste qui ont tué le prêtre » (en référence au curé polonais assassiné à Manouba). La sensation de déjà vu – avec la cascade de protestations qui déferle sur le monde arabe en mémoire – provoque en nous un tremblement de bonheur public, un frisson onirique partagé. La résistance est dans la répétition et il y a des événements dont la seule répétition est déjà une nouveauté multipliée, amplifiée à l'infini dans un jeu de miroirs sans origine. Nous regrettons seulement l'absence d'Ainara et d'Amin, qui sont en voyage car sans leurs yeux nous nous sentons un peu aveugles.
Ils sont moins nombreux que lors de la première occupation, mais ils sont revenus et ils en attendent beaucoup plus. Il semble qu'un autobus a été arrêté à Kairouan et d'autres groupes espèrent contourner les contrôles sur les routes. Comme la première fois, les drapeaux ondoient, l'hymne national retentit, les slogans sont criés à pleine gorge. Quelques jeunes, avec un brassard blanc au bras, s'occupent de l'organisation devant le balcon du Ministère des finances, où une pancarte du Front du 14 janvier a été placée. Toutes les forces anti-gouvernementales sont représentées sur la place, y compris celles qui ne veulent aucune représentation. Nous parlons avec trois hommes qui viennent de Hay Tadamun, un des quartiers les plus défavorisés de la capitale. Ils font partie du Comité de Défense et sont venus ici, indignés par la mascarade incarnée par ceux qui prétendent parler au nom du peuple et qui ne leur permettent pas d'organiser la vie dans leur quartier. « Nous ne voulons pas d'argent, nous voulons que Ghannouchi s'en aille ». Samia Labidi, une femme qui les accompagne, enveloppée dans un drapeau tunisien, proclame sa soif de justice:
- Ils nous ont montré les trésors des palais de Sidi Bou Saïd à la télévision. Du pur théâtre. Et nous sommes fatigués du théâtre. Nous exigeons la dignité et la liberté.
Parmi la foule, nous trouvons Farouk et Khaled, du Parti du Travail National Démocratique, également membres du Front du 14 janvier. Ils nous disent qu'ils sont là pour voir qui a organisé l'occupation de la Kasbah et la rejoindre afin de coordonner les luttes. Ils nous donnent la sensation d'aller un peu à la remorque d'une mobilisation qui, cependant, a besoin d'une structure politique et nous en profitons pour leur demander des nouvelles du congrès du Front célébré le 12 février dernier. Ce fut un succès de foule – quelques 8.000 participants – mais nous avions cherché en vain un communiqué ou une déclaration commune.
- Il n'y en n'a pas encore – confirme Khaled. Nous avons derrière nous des années de divergences et nous sommes en train de négocier. C'était notre premier congrès et nous avons encore beaucoup de travail devant nous. Le problème, c'est que la réalité va beaucoup plus vite que nous.
A ce moment là survient quelque chose d'étrange. Un des camions de l'armée garé contre le mur, au fond de la place, allume ses phares et allume son moteur. La foule s'agite. Le retrait de l'armée de la place peut être à nouveau le signal d'un assaut policier. Ce qui est étrange, c'est que le conducteur appuie sans cesse sur l'accélérateur, faisant rugir le moteur, mais sans bouger le véhicule, comme s'il voulait attirer l'attention au lieu de vouloir se déplacer réellement. Une provocation? Un avertissement? Les manifestants comprennent tout de suite et courent pour se rassembler et s'asseoir devant les camions afin de leur couper l'issue. Camions et manifestants seront toujours là plusieurs heures plus tard quand nous appellerons la Kasbah pour prendre des nouvelles.
Sous le phare du camion, un jeune est en train d'écrire sur un papier posé sur le sol: « Le pouvoir appartient au peuple, le peuple n'appartient pas au pouvoir ».
Nous cherchons nous aussi un responsable de l'organisation afin de lui demander son numéro de téléphone avant d'abandonner le lieu. Ibrahim, un cinquantenaire qui travaille au Ministère de l'enseignement supérieur, nous parle du Che, de Fidel, de l'autre aussi – comment s'appelle-t-il? - du Venezuela:
- Chávez?
- Non, non, bien avant lui... Simon Bolivar!
Il se montre très fier de ses connaissances:
- Notre révolution ne vient pas de nulle part. Elle a des précédents partout. Nous connaissons l'histoire et c'est pour cela que nous voulons un gouvernement souverain, non dépendant ni de l'Union européenne, ni des Etats-Unis.
Dans un autre groupe, sur l'esplanade devant de l'hôpital, entre les clôtures de l'enceinte et du Palais de la Municipalité, on discute avec chaleur. Deux personnes mènent la discussion: Mondher, un ingénieur du Congrès pour la République (le parti de Marzouki) et un jeune juriste nommé Yauhar. En réalité, plutôt qu'une polémique, ils se donnent raison dans un espèce de potlatch discursif. Ils expliquent avec force détails l'absence de légitimité du gouvernement de Ghannouchi :
- C'est exactement le contraire – dit Yauhar. Ce gouvernement ne peut ni réformer la loi ni convoquer des élections. Il faut d'abord élire une assemblée constituante qui élabore le nouveau texte constitutionnel auquel devra être adaptée la nouvelle législation. La dissolution des institutions et l'élection populaire de la constituante sont les conditions de toute légitimité.
Et il ajoute:
- On nous demande d'avoir confiance en Ghannouchi, qui doit nous guider vers un nouvel ordre de légitimité et de démocratie. On nous a dit précisément la même chose en 1987, quand Ben Ali a écarté Bourguiba à la tête de l'Etat. Sans une nouvelle constitution, il ne peut y avoir d'élections. Nous n'avons aucune confiance dans les promesses d'un homme, ce doit être la loi qui nous garantit la souveraineté.
Il nous dit que, ensemble avec d'autres jeunes avocats et universitaires, il a créé un « Forum Citoyen » qui tiendra vendredi prochain une conférence de presse sur une initiative afin de récolter un million, deux millions, trois millions de signatures afin de forcer la démission du gouvernement et l'élection d'une assemblée constituante.
A ce moment, un jeune arrive sur la place et déploie un drapeau. En réalité, il s'agit de la reproduction d'un panneau de circulation indiquant une direction interdite, sur un fond blanc: « Interdit de faire demi-tour ».
C'est cela, précisément, que demandent les occupants de la Kasbah.
Lorsque nous retournons à la maison, les nouvelles de Libye, du Maroc, du Barheïn, du Yémen, donnent toute leur place à l'expérience de cet après midi, pourtant loin de l'attention médiatique. Il n'y a plus rien de local ni de petit dans le monde arabe. Tout est dans tout. Le monde arabe, duquel on n'attendait que rêve ou fanatisme, n'existe pas seulement, il chevauche le cheval qui galope vers d'autres lieux.
Et pour quand en Europe? Pour le moment, nous regardons aussi vers le Wisconsin.

La Kasbah de Tunis: Trois traits
Tunis, le 22 février 2011
La révolution tunisienne a été la révolution des chômeurs, des travailleurs précaires, des pauvres, des humiliés, des syndicalistes et en partie celle des blogueurs, mais elle a été également, dans une grande mesure, la révolution des avocats. L'Association des Lettrés a joué un rôle décisif dans la formulation des revendications et dans l'éducation politique du peuple. Ils ont fait partie de la première occupation de la Kasbah et ils sont aussi dans la seconde et leur patte est visible dans le contenu des pancartes que les manifestants accrochent sur les murs: assemblée constituante, constitution, loi électorale, gouvernement de salut national, légitimité, épuration des institutions...
L'un d'eux, un jeune au bonnet de feutre et à l'élégante écharpe, déploie toute son éloquence pour expliquer que le contrat social a été violé par ceux qui ont tiré sur le peuple et que, pour cela, seul le peuple peut en élaborer un nouveau. Répondant à la question d'un des polémistes improvisés sur les pressions coloniales exercées par la France et les Etats-Unis, il répond avec une verve toute jacobine:
- La France a fait sa révolution en 1789 et nous, nous la faisons aujourd'hui. A partir de maintenant, ils devront nous traiter d'égal et à égal.
Personne ne peut dire qu'il y a quoi que ce soit de médiéval dans la révolution tunisienne, mais il y a bien un côté « XVIIIe siècle ». Et cet énorme retard de deux siècles, quand la postmodernité et la religion semblaient avoir érodé l'idée même du contrat social, nous semble une immense avancée. C'est juste une question de temps. Ensuite viendra la Commune et les Soviets et cette fois ci, cela se passera peut être à l'envers; c'est à dire à partir du droit et des gauches, comme cela doit être.
Avec l'activité fébrile d'une fourmilière pensante, les occupants de la Kasbah ont déjà dressé plusieurs jaimas. Sur l'une d'elles, au pied de la place du Palais Municipal, ils ont installé un pompeux et simple « Comité d'Information ». A l'intérieur, quatre jeunes aux vestes fluorescentes – un attribut d'identification improvisé – entourent un ordinateur et donnent des informations à ceux qui gardent l'entrée, chargés à leur tour de les transmettre aux participants:
- Ceux de Kasserine sont parvenus à passer! Dans une demi heure ils seront ici – et tous d'applaudir à cette nouvelle.
Mais, ensuite, ce n'est pas ceux de Kasserine qui arrivent, mais bien d'autres qu'on n'attendait pas, et ceux de Kasserine n'arriveront que beaucoup plus tard parce que la rapidité de l'information ne laisse jamais un récit complet. Un exemple: vers minuit, nous recevons l'information selon laquelle l'armée est en train d'évacuer la Kasbah de Tunis et de Sfax. Nous passons une heure d'angoisse jusqu'à ce que l'information soit démentie par téléphone. Ce qui s'est réellement passé c'est qu'un camion militaire a allumé son moteur et avant même qu'il puisse démarrer et abandonner tranquillement la place, l'information, déformée de manière menaçante, s'est déployée sur Facebook à une vitesse sidérale. Les informations, sur Facebook, sont souvent composées de « premiers gestes » et ces derniers volent et virevoltent comme des copeaux.
Facebook a été très important, cela ne fait pas de doute. Mais il est trop rapide. Et en pensant à la phrase des camarades du Front du 14 janvier hier (« la réalité va beaucoup plus vite que nous »), nous pensons qu'il ne s'agit pas seulement du problème qu'il n'y a pas de structure politique capable de recueillir l'impétuosité de la révolution, mais bien qu'il y a une structure technologique, préétablie et dont les avantages eux-mêmes, tellement utiles pour la mobilisation, mettent des limites à l'organisation. Il y a comme une compétition, ou un conflit, entre les territoires dans lesquels se déverse l'information digitale et ceux sur lesquels ont travaille de manière narrative (les murs, les pancartes, les nuits en commun, la fière revendication du peuple originaire) et la propre rapidité avec laquelle on parvient jusqu'à eux, à travers les messages par téléphone portable ou par internet. La réalité, c'est l'espace ou la rapidité? Parfois, nous craignons que ce qui est bon pour rassembler des foules serve précisément seulement à rassembler des foules. Et que, de manière étroite – organique même – la technologie liée au corps provoque cette confusion, et non le manque de partis, ce qui empêche de faire des projets.
Mais ces têtus de la Kasbah, qui font tellement « XVIIIe siècle », tellement peuple, continuent à raconter l'histoire avec leurs corps (qui laissent des traces partout).
Nous suivons un capitaine – si c'est bien le grade qui correspond à trois étoiles – qui circule parmi la foule. Nous l'avons déjà vu à d'autres reprises et il s'agit certainement de l'officier en charge de la compagnie qui garde la place. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, à l'épaisse moustache blanche, un peu ventru, d'aspect très sympathique. Il traite avec énormément de familiarité tous ceux qu'il croise, comme s'il n'était qu'un manifestant parmi d'autres. Ce qui est curieux c'est qu'il ne se sent pas mal à l'aise et que les occupants ne se sentent pas intimidés. De fait, il est souvent abordé par des gens qui l'interpellent, lui demandent des comptes, lui donnent une petite tape sur l'épaule avec une ironie réprobatrice. Il répond avec tranquillité aux reproches, fait des plaisanteries et rit avec complicité. A un moment donné, un groupe un peu plus pressant l'entoure et lui reproche la passivité de l'armée face à l'assaut de la police l'autre fois.
- Vous devez protéger le peuple! - crie un homme.
- Mais vous n'êtes qu'une partie du peuple – répond le capitaine avec une patience un peu paternelle.
Et c'est alors qu'une femme plus âgée, qui se trouve à côté de nous, le fusille avec une colère majestueuse:
- Nous sommes la partie qui lutte, c'est seulement elle le peuple. Les autres, ceux qui ne luttent pas, ne sont pas le peuple.
Il n'y a plus rien à ajouter à cette journée qui s'achève.

mercredi 23 février 2011

[la revolution tunisienne - R+39 -] 5

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Détrabelsiser
Il y a de fortes chances pour que votre correcteur orthographique souligne le mot d’un trait ondulé rouge. Ne cherchez pas dans votre vieux Larousse, ne perdez pas votre temps à vous faire aider par votre ami le petit Robert. Ce mot c’est le peuple tunisien qui vient de l’inventer.
Vous avez compris qu’il s’agit de traquer toutes les pratiques mafieuses de l’ancien régime Ben Ali/Trabelsi dans les multiples rouages de la société et en particulier dans les milieux des affaires. 

Les travailleurs de Tunisie Telecom se révoltent et appellent au départ "des Trabelsi de Telecom"
Depuis deux semaines c’est chez l’opérateur téléphonique historique que la colère gronde. Depuis que les employés de TT ont découvert que des cadres supérieurs de la société continuaient à bénéficier de « largesses » de la société, en violation des règles en cours au sein de l’entreprise publique, c’est la mobilisation. Grèves depuis le 14 février, plusieurs manifestations et depuis lundi 21/2, des sit-in quotidiens (devant le secrétariat d'État des TIC lundi, devant le ministère de l’Industrie et de la Technologie ce mardi).
En 2006, Tunisie Telecom a fait l’objet d’une privatisation partielle avec l’entrée dans son capital à hauteur de 35% du consortium formé par DIG (Dubai Investment Group) et TECOM, filiale de Dubai Holding, consortium aujourd’hui dénommé EIT (Emirates International Telecommunications (Tunisia) FZ – LLC).
«Il y a des personnes qui ont été recrutées par EIT et qui ont des salaires élevés», raconte une employée de la direction générale.
Ce régime de «contractuel» instauré dans l’entreprise était tellement juteux que plusieurs titulaires ont fini par migrer vers ce régime. Selon de bonnes sources, les salaires des permanents (on parle de 10.000 dinars par an) sont bien loin des 80.000 à 500.000 dinars par an pour les contractuels (salaire annuel + prime). «On nous les a présentées comme étant des compétences manquantes à l’entreprise. Et pourtant, ce n’est pas les têtes qui manquent chez Tunisie Telecom. Pis encore : ces mêmes ‘’compétences’’ font ponctuellement, pour ne pas dire tout le temps, appel à des cabinets de conseil payés au prix fort pour appliquer leurs préconisations. On finit par se demander s’ils ne sont pas là uniquement pour pomper encore plus l’argent de cette entreprise publique».
«A l’échelle nationale, il y a un code du travail qui s’applique», rappelle Haissem Weslati, cadre chez TT. «Tunisie Telecom ne peut recruter que par voie de concours. Qu’elles soient titulaires ou contractuelles, les nouvelles recrues doivent avoir un contrat répondant au règlement interne de l’entreprise. Or, ces contractuels n’ont pas été recrutés par voie de concours national. Pire encore, ils ont des salaires et des primes qui ne répondent pas à la grille salariale de l’entreprise».
Le syndicat était parvenu à un accord le 9 février pour éliminer ces contrats
Mais cette affaire semble bien plus profonde encore. Le 13 février le site THD répercutait une information plus grave : «Le problème dépasse le montant élevé des salaires de plusieurs contractuels au sein de la direction. C’est la raison de leur présence dans la société qu’on tente de dénoncer au grand public. Beaucoup d’entre eux sont là juste pour être les serviteurs de Belhassen Trabelsi. D’autres sont des agents du ministère de l’Intérieur. Ces sbires de Ben Ali étaient chargés des tâches de basse besogne comme les écoutes téléphoniques, la surveillance des activistes et la censure». Dans une note interne, dont nous avons reçu une copie, le syndicat PTT urge ses troupes à interdire l’accès à ces ‘directeurs contractuels’ soupçonnés d’être impliqués dans des affaires de vols et de détournements d’argent des caisses de Tunisie Telecom pour le compte de la famille du président déchu. «Pour qu’il n’y ait pas destruction de documents suspects, nous vous demandons de vous organiser en comités de garde dès lundi 14 février», lit-on sur cette note interne.
Et bien entendu il y a en toile de fond cette lutte acharnée des opérateurs de télécoms pour la mainmise sur un marché en plein développement (actuellement la Tunisie compte 12 millions de portables pour 10 millions d’habitants). Compétition dans laquelle la famille de l’ex-dictateur jouait un rôle crucial, car en plus de la privatisation annoncée de Tunisie Telecom (dans laquelle ils comptaient bien jouer) pilotée par ses ministres, les Ben Ali/Trabelsi étaient présents aux postes clés de Tunisiana et de Orange aux côtés de grands groupes étrangers.

La lutte paie
Ce mardi 22/2, lors du sit-in du personnel, les syndicalistes de TT ont adressé une lettre ouverte au ministre de tutelle, au ministre de l’Intérieur, au secrétaire d’Etat chargé des TIC, au ministre des Affaires sociales ainsi qu’au Président de la République par intérim, M. Foued Lembazaa.
Dans cette lettre, les salariés de Tunisie Telecom appellent à l’application immédiate de l’article 10 du PV du 9 février dernier, qui stipule le licenciement des contractuels aux salaires mirobolants.
...un gouvernement provisoire "6 mois gratuits"
«On vous tient responsable de la dégradation de la situation sociale et financière de cette entreprise nationale», interpelle le syndicat PTT dans sa lettre. «De ce fait, on vous invite à mettre un terme à ces agissements. Et au cas où la situation actuelle ne changerait pas, ce qui prouverait l’absence d’une volonté politique pour combattre la corruption financière et administrative nous vous annonçons que nous allons entrer dans des formes de résistances comme les grèves et les sit-in ouverts et sans délais», lisait-on en conclusion de la lettre.
Ce mercredi 23/2 en début d’après midi, le ministre et son secrétaire d’Etat ont répondu favorablement à plusieurs demandes du syndicat. Dans une dépêche de la l'agence Tunis Afrique Presse (TAP), Sami Zaoui, secrétaire d’Etat chargé des technologies de la communication auprès du ministère de l’industrie et de la technologie, a appelé la direction de Tunisie Telecom à «l’application immédiate de l’article 10 du PV du 9 février dernier».
On voit donc se profiler une première victoire.
Mais ce mouvement met une nouvelle fois en lumière les limites du gouvernement Ghannouchi qui ressemble plus que jamais à un gouvernement de pacotille, incapable d’agir dans l’intérêt de la nation. Chaque conflit débouche sur une confrontation avec ce "gouvernement provisoire" auquel les travailleurs doivent sans cesse rappeler les objectifs de la révolution.
Grâce au développement, parmi les travailleurs (et pas seulement à Tunisie Telecom), d’une conscience politique aigue, d’un sens de l’intérêt collectif, d’une volonté d’aller jusqu’au bout de la révolution, les choses se décantent.
fRED

mardi 22 février 2011

[la révolution tunisienne - R+38 -] 4

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Harraga - mot originaire de l'arabe nord-africain ﺣﺮﺍﻗـة ḥarrāga, ḥarrāg, : "qui brulent" (les papiers) présent aussi en espagnol sous cette forme; migrant clandestin qui prend la mer depuis l'Afrique du nord, la Mauritanie, le Sénégal avec des pateras (embarcations de fortune) pour rejoindre les côtes européennes.
La ville de Zarzis semble être l’épicentre actuel de l’exode des harragas. On y construit de nombreuses embarcations de fortune et on y recycle des bateaux de pêche dont personne ne veut plus. Le commerce du « dernier voyage avant la fortune » (en fait très souvent la mort en mer) se déroule au vu de tout le monde. Jusqu’il y a peu on pouvait acheter le passage pour 2000 à 3000 dinars. Dans la semaine précédente on a dénombré 5400 départs de cette zone.
L’armée a mis fin à l’exode massif vers Lampedusa après la dernière catastrophe survenue en mer et qui a coûté la vie à une trentaine de harragas. Aucune «cargaison» n’a été chargée depuis le 15 février de la côte et du port de Zarzis.
La présence policière et militaire dans et autour de la ville n’a pas empêché les mouvements sociaux de continuer à se développer. Quelques grèves ont été signalées dans certains secteurs, comme celui des finances (les agents de la recette des finances, le mercredi 16 février et les agents de Télécom le jeudi 17 février).
Mais la contestation se développe aussi autour de la problématique des exilés.
Les familles des disparus dans la collision qui a eu lieu le 10 février au large des côtes italiennes, continuent à réclamer les dépouilles de leurs proches. Il y a une semaine, elles se sont rassemblées devant le siège de la police pour faire entendre leurs voix.
D’autres harragas qui n’ont pas eu la chance d’arriver en Italie, à cause du mauvais temps, insistent à être remboursés par l’organisateur du voyage qui les a déposés à Gabès.
L’immigration clandestine a fait de la ville côtière de Zarzis un pôle d’attraction et une destination privilégiée des médias nationaux et internationaux. En effet, on a noté la présence de 40 journalistes italiens, 3 du journal Le Monde, 3 d’Al Jazeera, 3 de France 24, une équipe d’Al Watanya 1, de la chaîne Nessma et de quelques radios régionales.

Ça roule Laurent ?
1.200 voitures ont été saisies dans la famille Ben Ali/Trabelsi. Majoritairement des Ferrari et des Porsche. La police les a stockées à la Caserne El Aouina.
Sur ce coup là, notre petit prince, lui aussi grand amateur de Porsche et Ferrari il est battu.
Calcul approximatif : pour se payer la Ferrari 599 GTB Fiorano du président Ben Ali, le tunisien moyen devrait travailler 79 ans… sans rien dépenser !



Cette Ferrari 599 GTB Fiorano qui fût la propriété du dictateur se trouve dans cette bien étrange posture. Le conducteur de cet énorme chariot élévateur ne s’est visiblement pas embarrassé à chercher les clés du bolide et a ramené son trophée à la maison comme s’il s’agissait d’une vulgaire palette. “Ben quoi ? C’est notre propre argent, après tout…” a-t-il simplement déclaré au journaliste à la fin de la vidéo.

lundi 21 février 2011

[la révolution tunisienne - R+37 -] 3

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21.2 : La révolution a ramené la pluie…
Vers 15h la pluie s’est remise à tomber, au grand bonheur des djerbiens qui l’attendent de longs mois durant. Je me suis mis à l’abri dans le bistrot du coin pour lire « Tunis Hebdo » qui titre « Libye : le carnage… » et parle aussi des contacts de MAM le 27 décembre  avec le « tandem sanguinaire » qui conseillait Ben Ali en matière de répression…
Les télés crachent des sons stridents et les images de Benghazi, deuxième ville libyenne, tombée aux mains des manifestants, tournent en boucle sur Al Jazeera. L’atmosphère est pesante, tous les regards sont tendus vers ces images. Début janvier, le jour de l’enterrement de Mohamed Bouazizi, j’avais ressenti les mêmes regards, mêlant gravité, tristesse mais aussi révolte et détermination.
A travers les images de la Libye (qui est à moins de 120 km d’ici) tous ces jeunes regardent leur propre révolution. Celle qu’on tente de leur voler.

Hier ils étaient de nouveau plusieurs milliers sur la place de la Kasbah à Tunis pour réclamer le départ du gouvernement. Des jeunes majoritairement, ameutés par Facebook, sont descendus dans la rue en bravant une mise en garde lancée la veille par le ministère de l'intérieur. Le ministère a appelé au respect des dispositions de l'état d'urgence encore en vigueur depuis la chute du régime Ben Ali le 14 janvier. Eh oui, c’est toujours « l’état d’urgence », et « le gouvernement provisoire »…
"On devait être beaucoup plus nombreux aujourd'hui, mais les forces de l'ordre ont empêché des autobus et des voitures particulières de venir de plusieurs régions de l'intérieur", déplore Ahmed Salim, un étudiant.
"Non à la marginalisation de la révolution de la jeunesse", "L'obéissance aveugle est abolie", "Tous unis pour une Tunisie nouvelle", "La volonté du peuple ne sera brisée", "On t'aime armée", "Nous voulons un régime parlementaire", pouvait-on lire sur des pancartes brandies par les contestataires. Ils scandaient des slogans hostiles au gouvernement dirigé par Mohamed Ghannouchi "qui renferme des séquelles de l'ancien régime".
Personne ne croit en ce gouvernement qui communique beaucoup mais n’agit pas : plus de 400 morts en Libye, le pays voisin, et pas un mot du « gouvernement provisoire » pour condamner la violence contre le peuple libyen qui poursuit la révolution entamée en Tunisie. Même la Suisse, si complaisante avec les dictateurs a condamné la violence… sans compter le chef du gouvernement italien Silvio Berlusconi, pourtant grand ami de Kadhafi qui a condamné "un usage inacceptable de la violence sur la population civile".
Tellement habitué à se taire sous Ben Ali, Mohamed Ghannouchi se tait dans toutes les langues !
Même immobilisme dans la fameuse « affaire des 2,5 milliards de dinars » sous forme de crédits octroyés au clan du président déchu Ben Ali (156 personnes au total) pour le financement inconditionnel d'une série de projets.
Des montants astronomiques (5% du PIB annuel de la Tunisie !) qui ont permis des participations dans des grands dossiers ces dernières années. Le gouverneur de la Banque centrale a donné mercredi des chiffres sur le montant faramineux des crédits bancaires accordés aux familles Ben Ali et Trabelsi, à leurs alliés et partenaires. Ce montant se monte à 2,5 milliards, répartis entre 23 groupes comprenant 128 entreprises. Plus de la moitié de ce montant (1,3 milliards) a été accordée pour financer les projets  Carthage Cement, Tunisie Sucre, l’achat des 25% de Tunisiana et le financement de la participation de M. Mabrouk dans Orange Tunisie.
Tous ces montants dépassent toutes les normes ou encore les règles prudentielles de tout financement. Dans ce même contexte que les plus importantes  banques de la place sont impliquées dans ce processus de financement : la Société tunisienne de  banque est la plus touchée par cette hémorragie financière. Justement, selon les statistiques disponibles, l’engagement de la STB s’élève à 509,1 millions, soit le 1/5 de la somme globale."Pour l’acquisition de 25% de Tunisiana par Sakher el Materi, la banque a participé à hauteur de 80 millions de dinars", avoue son PDG. Mais il y a aussi Amen Bank (108 millions), Attijari Bank (319 millions), la Banque de Tunisie (258,838 millions).
Tous les journaux s’inquiètent de cette affaire, « La Presse » écrit ainsi « Un tel  montant, dépassant toutes les limites, ouvre la voie à toutes les appréhensions et met  totalement en cause la gestion douteuse de tout un secteur bancaire et surtout donne une idée précise sur la nature du pouvoir qu'exerce ce clan sur les institutions financières ».

Au royaume des aveugles…
Pourtant le (nouveau) Premier Ministre et le (nouveau) Gouverneur de la Banque Centrale ont eu tout loisir pour observer ces pratiques douteuses et ce pouvoir influant. Le premier, Mohamed Ghannouchi, (ancien) Premier Ministre de Ben Ali en plus d’être muet aujourd’hui, était-il sourd et aveugle autrefois ? Le second, Monsieur Kamel Nabli était jusque-là économiste en chef (Chief economist) à la Banque mondiale à Washington chargé de la région MENA (Moyen Orient et Afrique du Nord), formé aux États-Unis, universitaire réputé de sciences économiques et ancien président de la Bourse de Tunis, il a également été ministre du plan et des finances de 1990 à 1995 sous Ben Ali. Avec un tel pédigrée, pourrait-on suspecter qu’il soit atteint des mêmes maux que le Premier Ministre ?
Une telle situation devrait engendrer une réponse d’envergure pour mettre un coup d’arrêt aux pratiques mafieuses des milieux bancaires et de ceux qui en ont profité.
Il ne faudrait pas oublier que si le clan Ben Ali, était ainsi arrosé de crédits douteux, c’était pour monter aux affaires avec de « grands noms ».
Le cas de M. Marouane Mabrouk, gendre de Ben Ali et Président d’Orange Tunisie est à ce titre très symptomatique. Celui-ci dirige un groupe tentaculaire actif dans la Banque (BIAT), l’automobile (Mercedes, Fiat), la grande distribution (Géant, Monoprix), et les Telecoms dont la très juteuse licence du troisième opérateur téléphonique accordée Orange Tunisie où il détient 51% (grâce aux fonds mis à disposition comme indiqué ci-dessus). Qui pourrait croire qu’Orange (filiale de France Telecom), Géant, Mercedes… n’aient pas eu connaissance de ces pratiques ayant conduit M. Mabrouk à une ascension aussi douteuse que rapide ?
Sans doute se présenteront-ils comme Carrefour ou Nestlé en « victimes » du clan Ben Ali, eux qui font la pluie et le beau temps dans le monde capitaliste globalisé.
Si le « gouvernement provisoire » était au service du peuple tunisien, sans doute aurait-il pris depuis longtemps la seule mesure qu’impose cette situation : la (re)nationalisation des banques et autres entreprises scélérates.

T’as pas d’flouz ?
T., un ami, fait chauffeur de taxi. Il ne roule pas sur l’or. C’est le moins qu’on puisse dire. Trentenaire, deux petites filles, il en héberge une troisième, celle de sa sœur. Toute la famille loge dans la maison des parents au bout des pistes de l’aéroport. « En ce moment c’est calme ». Il parle du tourisme et de son taxi, mais je suppose que ça vaut aussi pour les nuits sans avions…
Il  est content : « depuis que Ben Ali est parti, les flics sont plus discrets, avant on se faisait coller des amandes de 20 dinars quand on n’était pas bien rasé ».
Mais il est aussi mécontent : il a vu à la télé qu’on avait trouvé une cache où les enfoirés cachaient leur butin (une partie). Lui il ne peut même pas s’acheter une calculette pour savoir combien d’années il devrait travailler pour gagner ce qu’il a vu retirer d’une armoire. Il est mécontent parce que ce n’est pas lui qui a trouvé le trésor en premier.

[Non, le NPA n'est pas mort !]


Par Philippe Corcuff (sociologue),
Sandra Demarcq (membre du Conseil Politique National du NPA)
et Willy Pelletier (sociologue)

Valenciennes - 23.09.2010
Le « microcosme » bruisse d'une folle rumeur : le Nouveau Parti Anticapitaliste serait mort...alors qu'il réunissait seulement son premier congrès (11-13 février 2011, Montreuil). Certains murmurent : « enfin ! ». De jeunes gens pressés, éblouis par les caméras, confondent, dans leur enthousiasme neuf pour le Front de Gauche, ouverture politique et promesses de postes.
Certes, le NPA n'a pas tout à fait répondu aux ambitions de son congrès fondateur de février 2009. De nombreux adhérents sont partis, mais 6000 sont encore là (nettement plus que le Parti de Gauche). La très grande majorité des partants n'a d'ailleurs pas manifesté par là son désaccord avec une stratégie électorale. Plus prosaïquement, trouver sa place dans une organisation politique n'est pas si simple. Ce qui interroge les modalités prises par la forme « parti », les contraintes du militantisme, ce en quoi il peut être utile pour nourrir la dignité des opprimés et améliorer leur condition. Le NPA est un lieu contradictoire, avec des faiblesses et des atouts. De multiples débats le traversent, le déstabilisent, l'enrichissent, à l'image de nos vies ordinaires. Bref, c'est un lieu vivant, bien vivant ! 
Il faut être asservi au culte de l'immédiat pour diagnostiquer la fin irrémédiable d'un parti qui n'a que deux ans d'âge. Sur le marché politico-médiatique, les produits semblent se périmer aussi vite qu'ils naissent. Contre cette absorption dans l'immédiateté, le regretté Daniel Bensaïd appelait à trouver un « point de suture entre passé et futur » (dans Une radicalité joyeusement mélancolique, Textuel, 2010), en puisant dans la mémoire critique comme dans les ouvertures inédites de l'à venir. Pas pour fuir le présent, dans la nostalgie ou le rêve, mais pour s'y confronter : « le présent, et lui seul, commande le faisceau des "peut-être" », ajoutait-il. 
De ce point de vue, l'inédit historique ne se confond pas avec la mode, comme nous le montrent encore une fois les processus révolutionnaires en Tunisie et en Egypte. Nous avancerons alors plus prudemment que le NPA est encore à naître. Car le NPA n'est pas un parti « clé en main » : c'est un processus en cours. Une aventure originale a été lancée : celle de l'émergence d'un paradoxal parti libertaire, qui combine et met en tension les nécessités de l'organisation et celles de la non-professionnalisation politique. 
Une telle initiative questionne les évidences de la politique officielle : une politique anticapitaliste et non-professionnelle est-elle possible ? Pour qui rêve d'être ministre, député ou conseiller général, certes non ! La carrière politique et le capitalisme sont des conditions de leur activité, aussi invisibles et nécessaires que l'air qu'ils respirent. Pour qui croit que la politique est, avant tout, affaire d'engagement citoyen et d'activité populaire, oui ! Après les déconvenues du XXe siècle du point de vue des logiques de monopolisation des pouvoirs, des formes soft de la représentation politique professionnalisée aux barbaries bureaucratiques, comment envisager une autre politique qui ne s'adosserait pas à un autre rapport à la politique ? 
Car même nos démocraties représentatives, réglées par la concurrence entre professionnels de la politique, sont bien peu démocratiques. Le TCE fut ratifié  à Versailles et la loi sur les retraites votée contre la mobilisation de millions de citoyens. La gauche de l'avenir ne peut reproduire ces formes politiques traditionnelles. Il faut inventer une manière radicalement différente de pratiquer la politique à l'école des mouvements sociaux. 
C'est dans cette perspective que le NPA, avec des erreurs, des tâtonnements et des doutes, a commencé à ouvrir un chemin. Olivier Besancenot a su incarner cette timide possibilité d'une gauche de la rue qui ne déserte pas pour autant le terrain des élections. Mais en faisant de l'auto-organisation populaire le roc, et non la passive délégation aux divers hommes providentiels dont les médias abusent et qu'ils usent tout aussi rapidement. Pour que « la politique autrement » ne soit pas seulement un slogan marketing de plus pour des aspirants à la carrière politique en mal de « créneaux porteurs ». 
Faire de la politique en refusant les codes étriqués de la politique instituée : il y a peu d'endroits où une telle expérience fut tentée. C'est pourquoi, malgré le flot des bavardages funéraires, le NPA n'a pas dit son dernier mot. 

dimanche 20 février 2011

[la révolution tunisienne - R+36 -] 2

Pour voir la série cliquez sur
20.2 : Qui paie ses dettes…
Généreuse Europe…
«Nous aiderons la Tunisie dans sa transition démocratique»  «Nous allons augmenter les aides pour la Tunisie: 258 millions d’euros d’ici 2013, et déblocage immédiat de 17 millions d’euros» Catherine Ashton, 1ère vice présidente de la Commission Européenne.
Voilà ce qui s’appelle un effet d’annonce…
Mais à mettre en regard d’autres chiffres !
« La Presse » - 19/02/2011 : La Tunisie nouvelle fait face à d’énormes défis, politiques et institutionnels, économiques et dans la gestion des affaires publiques et privées, sociales et dans l’équilibre du territoire. Il lui faut aussi faire face à deux conséquences urgentes aux récents évènements libérateurs, le sort des victimes et leurs proches et le manque à gagner, notamment dans le secteur du  tourisme. Un besoin global chiffré à près de 5 milliards de dinars (plus de 2 milliards d’euros).
(…) Pour tout «coup de pouce» substantiel, Mme Ashton n’a proposé à Tunis «que» 258 millions d’euros  pour la coopération classique et 17 millions d’euros en aides exceptionnelles. A y regarder de près, l’offre est en trompe-l’œil.  Les 258 millions représentent l’addition de 240 millions d’euros déjà accordés au titre de l’aide triennale  habituelle (2011-2012-2013) plus des montants pris sur des dotations déjà proposées (initiatives sur les droits de l’Homme ou au profit de la société civile) : simple raclage de fond de tiroir. Il y aurait pu avoir, au moins, un simple rattrapage sur la dotation triennale précédente : 330 millions d’euros. Elle avait été ramenée depuis à 240 millions pour marquer la méfiance que lui inspirait la gestion passée du pays. Le passage à la démocratie n’aura rapporté que 17 millions d’argent «frais».
Fathi Chamkhi (Raid- ATTAC Tunisie) : Ils pillent la Tunisie, confisquent la souveraineté de son peuple, bref la dominent et l'exploite en tant que colonie, et prétendent nous aider. Je redis, et je répète nous n'avons pas besoin de leur charité. Le service de la dette que Nabli s'apprêtre à verser à ses mêmes colonialistes est de 577 millions d'eurons, rien qu'en 2011 ! Faites le compte !
Berlusconi réclame quant à lui 100 millions d’euros pour contenir les flux de migrants tunisiens.

[La Dette] de la Tunisie va être une problématique importante pour l’avenir du processus révolutionnaire. Autour de cette question vont se cristalliser les divergences entre ceux qui ne voulaient qu’un « petit nettoyage de printemps » et ceux qui veulent aller jusqu’au bout de la révolution.
Car l’endettement de la Tunisie est pratiquement parallèle au règne de Ben Ali. Règne pendant lequel il a soumis son pays à la logique de la mondialisation néolibérale.
Arrivé au pouvoir en 1987, il adhère au GATT en 1990, à l’OMC en 1995 et la même année il signe un accord avec l’Union Européenne, tendant à intégrer la Tunisie dans la zone de libre-échange de l’Europe en 2008. En attendant le statut avancé (au même titre que le Maroc et Israël) la Tunisie et l’UE sont actuellement liées par un Accord d’association (le premier à lier, depuis 1995 un pays du sud de la méditerranée à l’UE) et un Plan d’action de politique européenne de voisinage expiré en 2010 et en cours de renégociation Ces accords assortis d’importants financements européens ont déjà permis l’instauration d’un partenariat économique et stratégique avec l’abolition des barrières douanières sur les produits manufacturés ainsi qu’une collaboration en matière de sécurité et de flux migratoires.
Aujourd’hui la Tunisie se voit contrainte (comme beaucoup de pays « conseillés » par les grandes institutions économiques internationales) de s’endetter afin de payer une dette qui ne diminue pas. Malgré la privatisation de plus de 200 entreprises d'État au cours des 20 dernières années. Notons au passage que ces privatisations se sont déroulées de manière totalement catastrophique pour la Tunisie. On peut parler d’une liquidation, le produit total de ces 20 années de vente étant estimé à 1,4 Mrds de dollars soit moins que le montant consacré annuellement au service de la dette. L’argent des emprunts nouveaux sert d’abord à rembourser le service de la dette.
Autre résultat, plus des trois quarts des entreprises privatisées sont passées aux  mains du capital européen. Des entreprises qui continuent aujourd’hui à creuser le gouffre de la dette publique tunisienne. Les entreprises étrangères ou mixtes qui travaillent exclusivement ou quasi exclusivement à l'exportation, bénéficient, en effet, d'une liste impressionnante d'avantages fiscaux qui vont de l'exonération totale de l'impôt sur les bénéfices et des droits de douane au libre transfert des bénéfices réalisés en passant par la prise en charge totale par l'État des contributions patronales à la Sécurité sociale.
Bref ce que l’on nomme pudiquement la dette n’est rien d’autre qu’un holdup grandiose, des sommes colossales passant de la poche du peuple tunisien dans celles des hommes d’affaires. Dans ce grand casino, Ben Ali et ses sbires jouaient à la fois le rôle de portier, de croupier et d’associés, se servant royalement au passage.