mardi 1 mars 2011

[la révolution tunisienne - R+46 -] 10

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01.03
Départ pour Tunis
7h30 - Aéroport de Djerba Mellita.
Le hall des vols domestiques ressemble à une église occupée. Il y a là plusieurs centaines d'hommes qui sont allongés sur des couvertures placées sur le sol en marbre. Un grand carré a été délimité avec une corde blanche tendue autour des grands piliers de l'immense hall, laissant libre un couloir par lequel les voyageurs "ordinaires" peuvent accéder au check-in. C'est propre et bien organisé. Mais une odeur flotte, on sent que plusieurs centaines de chaussures se sont libérées toute la nuit. Dans le hall voisin, un autre groupe, une centaine. Ils sont debout et l'atmosphère est plus tendue : deux employés de l'aéroport un paquet de passeports à la main, appellent un à un, du haut d'un escalator à l'arrêt, les candidats au départ. Des grappes de caddies chargés de bagages et de couvertures, s'échappent de la masse impatiente. "Avec les Égyptiens, c'est le folklore à Djerba" me lance celui qui semble être l'ordonnateur du transit aéroportuaire, plus habitué sans doute à voir débarquer de vieilles (vraies) blondes ou embarquer de (vrais) européens enbermudés.
Mais là, il ne s'agit pas de tourisme. Mais d'une fuite, d'un exil, un de plus. Il s'agit de travailleurs jetés du travail, broyés par des forces qui les dépassent, expulsés par une guerre de classes aux contours incertains.
Hier on parlait de 43.000 de leurs semblables ayant fuit la Libye par Ben Guerdane en 7 jours. Aujourd'hui on cite le chiffre de 75.000. Avant d’échouer sur le marbre de l’aéroport ils ont passés plusieurs journées à marcher et plusieurs nuits à attendre au poste-frontière. D’autres sont parqués dans des halls sportifs. Les autorités tunisiennes préfèrent cette solution que de les voir congestionner l’aéroport.
Je tente d'interroger un jeune homme. Il a les yeux bouffis, comme s'il avait pleuré, ou simplement mal dormi. Ou les deux. Nous ne trouvons pas de langage commun pour nous parler. Mais ses yeux en disent long sur son parcours. Ils ont la couleur terne de l'épuisement, teintée par l'éclair noir de la terreur.

11h02 Tunis, Avenue Habib Bourguiba
Le  ministère de l'intérieur est retranché derrière plusieurs rangées de rouleaux de fils barbelés. Au centre du carré plusieurs blindés, mitrailleuses lourdes pointées vers le ciel. L’autopompe est bleue, ils doivent tous avoir le même fournisseur… Les militaires sont lourdement armés et visiblement agacés par les regards des passants assez nombreux sur cette avenue stratégique. La place forte est jouxtée par la terrasse du Baba Club. Une vue imprenable sur les dégâts des derniers jours.
En venant de l’aéroport, Atem m’a montré le siège du RCD sur l’avenue Mohamed V. Un immense building, lui aussi gardé par des blindés. Je me demande ce qu’a du coûter pareille construction.  Le RCD, le parti-État, section tunisienne de l’Internationale Socialiste, sera bientôt fixé sur son sort. Sa dissolution et la confiscation de tous ses biens « à l’intérieur et à l’étranger qui ont été acquis par voie de pillage de l’argent du peuple » sont évoquées devant le Tribunal de Première instance de Tunis. L’avocat du Ministère de l’Intérieur a d’ailleurs indiqué dans sa plaidoirie que le RCD était, notamment, en infraction puisqu’il devait présenter des états financiers annuels à la Cour des Comptes, ce qu’il n’a pas fait depuis 1988 !
Toute cette partie de la ville est estampillée RCD, chaque institution de Ben Ali rivalisant, comme à San Gimignano pour construire la plus haute tour. Quand le bâtiment va, tout (le clan) va !
Après un tour rapide de la ville, Atem me dépose à la Kasbah. Quelle ambiance ! Il fait frais et pluvieux mais il y a, dans ces mille regards, une intensité remarquable. Que de couleurs, les tentes et les bâches forment un immense patchwork au pied des bâtiments ancestraux. Quel contraste surtout avec la froideur des quartiers RCDistes…
Partout des petits groupes se rassemblent, par affinité, par origine, par curiosité. Tout est mis en discussion et chacun peut s’exprimer sur tout. A sa manière, avec ses mots, avec ses dessins, ses tags. Avec ses silences aussi et ses sourires. On disait du peuple tunisien et de sa jeunesse, qu’ils sortaient de la dictature sans conscience politique. La kasbah est en train de devenir une « université populaire » ouverte sur le monde. On y apprend par le débat et par le combat. Car ce n’est pas seulement le lieu fermé où une minorité éclairée ferait « sa » révolution c’est aussi un lien organique et permanent avec un peuple aux multiples luttes. Toutes les régions du pays, toutes les générations, et les différentes couches sociologiques sont d’ailleurs représentées ici. Ces gens se parlent, se respectent et se motivent. Pensée et action s’enrichissent à une vitesse vertigineuse. Les nuits glaciales sont effacées par la chaleur des relations humaines qui se tissent dans tout ce débat permanent.
Je comprends encore mieux les mots d’Alma Allende dans ses « Chroniques de la révolution tunisienne ». Il y a dans cette effervescence un côté aussi rassurant que captivant dans lequel je me laisse couler.
fRED

1 commentaire:

Djamila Meliani a dit…

Oui, beaucoup de sentiments mêlés à voir les réfugiés égyptiens à Djerba. La joie de se dire que ceux-là sont sauvés et cette douloureuse impression que l'Humain disparaît dans la "masse".

Avec le départ de Ghannouchi, la révolution tunisienne reprend enfin sa route et l'heure est à l'unité dans la diversité.