samedi 19 mars 2011

[Journalistes (mal)embarqués à l’AFP]


Cette photo qui a été reprise par de nombreux sites de journaux, accompagne aussi les annonces des premières frappes françaises cet après-midi (exemple la DH), en quelque sorte une pré-justification de ces frappes…
Voici ce qu’en disait le communiqué de l’AFP tôt ce matin : « Sa chute a été accueillie par des tirs de joie dans Benghazi. Un avion militaire, vraisemblablement un Mig-23, a été abattu samedi matin au-dessus de Benghazi, bastion de la rébellion dans l'est de la Libye, ont constaté des journalistes de l'AFP ».
Voici donc des journalistes qui reconnaissent à l’œil nu des « tirs de joie » (à ne pas confondre avec de tristes tirs qui bien entendu –si j’ose dire- n’ont pas le même aspect). Ça c’est de l’info, du direct, c’est « made in France ».

Le problème pour l’AFP, c’est qu’elle est amenée à publier une autre version vers 13h : « Libye: l'avion abattu à Benghazi était un appareil des insurgés
LE CAIRE - L'avion abattu samedi matin à Benghazi, bastion rebelle dans l'est de la Libye, était un appareil des insurgés, a affirmé à l'AFP une source rebelle jointe par téléphone.
"On me dit que le pilote a été tué mais je ne peux confirmer", a ajouté cette source selon laquelle il s'agissait d'un Mirage français. »
Bon, là, c’est toujours de l’info, c’est encore « made in France » (je parle de l’avion abattu) et ça a permis de mettre la pression dans l’opinion pour faire accepter l’idée de leur président, un peu abattu lui aussi pour le moment, d’aller sauver des vies en Libye. «Très critiqué au moment des révoltes tunisiennes et égyptiennes, Nicolas Sarkozy s'offre un succès diplomatique avec le dossier libyen» commente Le Parisien.
"je ne chanterai pas..."
La presse française n’est pas la seule à user de raccourcis et pseudo-vérités pour faire passer la « ligne officielle » : le site belge 7sur7 reproduit un communiqué de Belga sous le titre « La Chambre approuve à l'unanimité l'engagement en Libye ». Ce ne sont pourtant que deux commissions qui se sont réunies… "Il est clair que la France assure le leadership de l'action militaire dans l'espace aérien libyen", a déclaré le Premier ministre belge Yves Leterme, qui connait la chanson, ce n’est pas lui qui confondrait Mig-23 et Mirage Français… La Belgique n’interviendra que dans une deuxième phase. « Lundi on sera prêts ».
Dans cette contrée du monde, la Belgique a d’ailleurs pris l’habitude d’arriver après les autres. Quand il s’est agit d’évacuer les dizaines de milliers de travailleurs immigrés qui fuyaient la Libye, il a fallu attendre le 7 mars, soit plus de trois semaines après les premières vagues de réfugiés qui arrivaient en Tunisie par Ben Guerdane   pour que L'appareil belge, l'unique A330-300 utilisé par le 15e wing de transport de l'armée, décolle de Djerba vers l'Égypte…
L’humanitaire peut attendre, le pétrole moins visiblement…

jeudi 17 mars 2011

[Le pire est en marche à Fukushima !]



Par Daniel Tanuro - le Jeudi, 17 Mars 2011

La gravité de la situation empire d’heure en heure sur le site de la centrale nucléaire de Fukushima, au Japon. Les gestionnaires des installations n’ont apparemment plus de prise sur le cours des événements. Le risque grandit d’une catastrophe aussi grave, voire plus grave que celle de Tchernobyl.
Le complexe de Fukushima Daichi compte six réacteurs nucléaires à eau bouillante, de conception General Electric. Les puissances de ces réacteurs varient de 439 MW (réacteur 1) à 1067 MW (réacteur 6). Le combustible du réacteur 3 est le MOX (mélange d’oxydes d’uranium appauvri et de plutonium), les autres fonctionnent à l’uranium. Les dates de mise en service s’échelonnent entre mars 1971 et octobre 1979. Il s’agit donc de machines anciennes, dépassant largement les vingt ans d’âge à partir desquels ces équipements présentent de plus en plus de phénomènes d’usure entraînant des incidents. Outre les réacteurs, le site comporte des silos de stockage des déchets solides. L’exploitant de la centrale, le groupe Tepco, est connu pour ne pas diffuser une information complète et fiable sur ceux-ci.
Les réacteurs 5 et 6 étaient à l’arrêt avant le séisme. Les risques y semblent limités, mais une hausse légère de température a été signalée le mardi 15 mars. Par contre, divers accidents graves ont affecté  les quatre autres réacteurs : quatre explosions d’hydrogène, un incendie, trois fusions partielles de cœur. 
Les problèmes ont commencé au réacteur N°1 (cf. notre article précédent). Mardi 16 mars, il semble que le cœur de ce réacteur ait fusionné à 70%, et celui du réacteur N°2 à 33%, selon l’exploitant de la centrale (New York Times, March 15). Les informations sur la fusion du cœur du réacteur N°3 sont contradictoires mais, selon le gouvernement japonais, la cuve de cette installation serait endommagée (Kyodo News, March 15). Selon l’ASN française, « il n’y a pas de doute qu’il y a eu un début de fusion du cœur sur les réacteurs 1 et 3, et c’est  sans doute aussi le cas sur le réacteur N°2 » (Le Monde, 16 mars). La cuve de ce réacteur 2 ne serait plus étanche non plus (Le Monde, 15 mars). Selon l’AIEA, une explosion d’hydrogène a été suivie d’un violent incendie dans le réacteur 4. Ici aussi la cuve serait endommagée, mais ce réacteur était à l’arrêt lors du tsunami, le risque de fuite radioactive y serait donc moindre.     
Un accident affecte également les piscines de stockage du combustible usé. Dans ces installations, comme dans les cuves de la centrale, les barres de combustible doivent être constamment refroidies par un courant d’eau. Comme il n’y a plus assez d’eau, la température des barres a monté au point de faire bouillir le reste  du liquide, et la surpression a ouvert une brèche dans l’enceinte de confinement  (BBC News, 15 mars).

La situation échappe à tout contrôle

Les héroïques travailleurs de la centrale sont en train de sacrifier leur vie (comme les « liquidateurs » de Tchernobyl avant eux), mais ils ne contrôlent plus la situation. Ils ont tenté de refroidir les réacteurs en employant de l’eau de mer. Une opération désespérée, sans précédent, et dont on ignore les conséquences possibles (découlant du fait que l’eau de mer contient toute une série de composés susceptibles d’entrer en réaction avec ceux des installations). Echec. La température est telle dans certaines installations (les piscines notamment) que les travailleurs ne peuvent plus s’en approcher. Les tentatives de déverser de l’eau sur les réacteurs, par hélicoptère, ont dû être abandonnées : la radioactivité est trop forte. Selon l’agence de sûreté japonaise, le débit de dose (mesure de la radioactivité) à l’entrée du site est de 10 millisievert par heure (10 mSv/h), dix fois le niveau acceptable en une année.
La catastrophe de Tchernobyl semble en train de se reproduire sous nos yeux. Le résultat pourrait même  être pire qu’en Ukraine il y a vingt-cinq ans. En effet, en cas de fonte totale du réacteur N°3, la cuve se romprait plus que probablement et le combustible en fusion se répandrait dans l’enceinte de confinement qui ne résisterait pas. Dans cette hypothèse cauchemardesque, ce ne sont plus des isotopes d’Iode, de Césium ou même de l’Uranium qui seraient relâchés dans l’environnement, mais bien du Plutonium 239, qui est le plus dangereux de tous les éléments radioactifs. On entrerait ainsi dans un scénario apocalyptique de mort dans toute les zones irradiées, l’étendue de celles-ci étant fonction de la force et de l’altitude avec laquelle les particules seraient éjectées dans l’environnement…

Mobilisons-nous en masse pour sortir du nucléaire !

Espérons que cela nous sera épargné, le bilan sera déjà assez horrible sans ça. Mais soyons bien conscients du fait que cela pourrait se produire. Et tirons-en la conclusion : il faut sortir du nucléaire, totalement et au plus vite. Sortir non seulement du nucléaire civil mais aussi du nucléaire militaire (les deux secteurs sont inextricablement liés). Mobilisons-nous en masse pour cela, partout, dans le monde entier. Descendons dans la rue, occupons des lieux symboliques, signons des pétitions. Le nucléaire est une technologie d’apprentis sorciers. Manifestons notre refus catégorique par tous les moyens possibles, individuellement et collectivement. Créons une vague d’indignation et d’horreur telle que les pouvoirs en place seront obligés de suivre notre volonté. Il en, va de notre vie, de la vie de nos enfants, de la vie tout court. 
Il ne faut accorder aucun crédit aux gouvernements. Au pire, ils prétendent que la cause de la catastrophe de Fukushima – le tsunami les plus violent depuis un millénaire environ - est « exceptionnelle », donc unique, que des séismes de cette magnitude ne menacent pas d’autres régions du monde, etc. C’est la petite chanson que fredonnent les partisans français et britanniques de l’atome, relayés par leurs amis politiques. Comme si d’autres causes exceptionnelles, donc uniques (la chute d’un avion, une attaque terroriste…), ne pouvaient pas provoquer d’autres catastrophes, dans d’autres régions! 
Au mieux, les gouvernements lâchent du lest, annoncent une vérification des normes de sécurité, ou un gel des investissements, ou un moratoire sur les décisions de prolongement des centrales existantes, voire même la fermeture des installations les plus vétustes. C’est la ligne adoptée de la façon la plus spectaculaire par Angela Merkel, qui vient de tourner à 180° sur la question. Le risque est grand que, dans la plupart des cas, cette ligne vise avant tout à endormir les populations, sans renoncer radicalement au nucléaire.  
Car le capitalisme ne peut tout simplement pas renoncer à court terme à l’énergie atomique. Système congénitalement productiviste, il ne peut se passer de croissance de la production matérielle, donc de ponctions accrues sur les ressources naturelles. Les progrès relatifs de l’efficience dans l’utilisation de ces ressources sont réels, mais plus que compensés par l’augmentation absolue de la production. Vu l’autre menace qui pèse –celle des changements climatiques, vu les tensions physiques et politiques (les révolutions dans le monde arabo-musulman !) qui pèsent sur l’approvisionnement en combustibles fossiles, la question de l’énergie est vraiment la quadrature du cercle pour ce système boulimique. 

Osons l’impossible, osons une autre société !

En définitive, la seule solution réaliste est d’oser l’impossible : avancer la perspective d’une société qui ne produit pas pour le profit mais pour la satisfaction des besoins humains réels (non aliénés par la marchandise), démocratiquement déterminés, dans le respect prudent des limites naturelles et du fonctionnement des écosystèmes. Une société où, les besoins fondamentaux étant satisfaits, le bonheur humain se mesurera à l’aune de ce qui en fait la substance : le temps libre. Le temps pour aimer, jouer, jouir, rêver, collaborer, créer, apprendre.
Le chemin vers cette alternative indispensable ne passe pas avant tout par le repli sur soi individuel dans des comportements écologiquement responsables (indispensables par ailleurs), mais par la lutte collective et politique pour des revendications ambitieuses, certes, mais parfaitement réalisables, telles que : 
  • la réduction radicale et collective du temps de travail, sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et réduction drastique des cadences. Il faut travailler moins, travailler tous et   produire moins ;
  • la suppression de cette masse incroyable de productions inutiles ou nuisibles, visant soit à gonfler artificiellement les marchés (obsolescence des produits), soit à compenser la misère humaine de nos existences, soit à réprimer celles et ceux d’entre nous qui se révoltent contre celle-ci (fabrication d’armes). Avec reconversion des travailleuses et travailleurs occupés dans ces secteurs ;
  • la nationalisation sans indemnité des secteurs de l’énergie et de la finance. L’énergie est un bien commun de l’humanité. Sa réappropriation collective en rupture avec les impératifs du profit est la condition indispensable d’une transition énergétique juste, rationnelle et rapide vers les sources renouvelables. Cette transition demandera par ailleurs des moyens considérables, qui justifient amplement la confiscation des avoirs des banquiers, assureurs, et autres parasites capitalistes ;
  • l’extension radicale du secteur public (transports publics gratuits et de qualité, entreprise publique d’isolation des logements, etc.) et le recul tout aussi radical de la marchandise ainsi que de l’argent : gratuité des biens de base tels que l’eau, l’énergie, le pain, jusqu’à un niveau correspondant à une consommation raisonnable.  
Le capitalisme est un système de mort. Puisse Fukushima fouetter notre désir d’une société écosocialiste, la société des producteurs et des productrices  librement associé(e)s dans la gestion prudente  et respectueuse de notre belle planète, la Terre. Il n’y en a qu’une.

mardi 15 mars 2011

[Googleries]

Comment Google organise les mots pour vous...
Il y a des jours où je me demande comment fonctionnent les moteurs de recherche... Regardez bien cette capture d'écran. J'avais tapé "Tunisie". Mon œil s'est arrêté sur trois morceaux de texte. Pris séparément ils peuvent chacun représenter une information. Mais en les organisant un peu, avec votre subjectivité et vos valeurs, ils peuvent se charger d'un autre message.
Moi, par exemple, je pourrais vous confirmer grâce à ces trois bulles que "si la post-révolution est capitaliste, le tourisme des immigrants sera catastrophique".
Mais Google, il les met comment ces bulles que vous allez gober?
fRED

mardi 8 mars 2011

[la révolution tunisienne - R+53 -] 17

[Pour voir la série cliquez sur]

Pour la deuxième fois en une semaine, dès le matin, je dois prendre l'avion à l'aéroport de Djerba. Même odeur, même amoncellement de réfugiés en provenance de Libye. La couleur des peaux a changé : quelques chinois et vietnamiens, un peu plus de bengalis, et beaucoup  de ghanéens.
Un touriste belge se plaint de l'état des toilettes. Un autre s'étonne que le personnel de l'aérogare porte gants et masque... alors « qu’on ne nous a rien donné » ! L'hôtesse d'un tour opérateur négocie -sans nous consulter- que ses clients (nous) puissent passer sans encombre "au milieu de tout ça"... Personne ici n'a donc compris que c'est nous qui sommes, bien involontairement certes, des intrus dans ce qui est devenu une annexe de camp de réfugiés? Que nous sommes des privilégiés car nous voyageons librement et volontairement?
Heureusement au milieu de ce torrent d’égoïsme, un employé de l'aéroport tient des propos "humains". A propos des toilettes, il explique que le hall d'embarquement a été vidé et nettoyé complètement vers trois heures du matin. Mais dit-il, "on n'est pas équipé pour abriter 7 à 8000 personnes par jour, ça dure depuis le 20 février".
Dans cette débâcle il note néanmoins des souvenirs positifs : une nuit de la semaine dernière, une égyptienne a accouché à l'infirmerie. "Quand le bébé est arrivé le hall est devenu une grande famille en fête! On chantait dans toutes les langues". Tout le personnel a apporté quelque chose, des couches, de la nourriture, des vêtements.
"Et depuis le début, il y a eu une solidarité formidable" poursuit-il, "des gens se sont mobilisés de partout pour apporter de la nourriture, des couvertures, des cartes et des chargeurs pour les GSM". Il explique que certains sont venus après leur boulot, la nuit, pour aider à distribuer, pour nettoyer. "Maintenant les étrangers sont enfin arrivés avec du matériel et des équipes... et des caméras ! Un peu tard..."
Un ghanéen m’explique son parcours. « Je viens d’Al Djoufrah, une région du centre de la Libye. Je travaillais dans le  bâtiment. On est restés chez nous parce qu’on avait peur,  ils sont racistes, ils faisaient la chasse aux noirs. La police est venue m’arrêter et m’ont pris mes papiers. Ils ont exigé que je leur donne tout ce que j’avais, ils m’ont tout volé : une tv, un fer à repasser et un GSM et l’argent. Ils pensaient que j’en avais caché, alors ils m’ont frappé pour que je leur dise où. C’était la même chose avec mes autres collègues. Quand ils ont tout eu ils nous ont donné nos passeports et on est partis ».

lundi 7 mars 2011

[Notre révolution ne s’effacera pas avec de la peinture blanche]


Publié par Nissim B. le 07 mars sur webdo.tn
dimanche 6 mars...

Ce qui s’est passé en Tunisie est historique à plus d’un titre. Une révolution authentiquement populaire entraînée par une jeunesse courageuse. Des revendications dignes et justes qui rompent définitivement non seulement avec l’ancien régime mais surtout portent la voix d’une société arabe aux avants postes de la modernité loin, très loin de toutes les représentations rétrogrades dans lesquelles nous avaient enfermés les despotes et leurs alliés occidentaux. La société tunisienne, une fois de plus dans son histoire, est en train d’inventer quelque chose, qui à l’instar des premières années de notre indépendance, va pour longtemps servir de laboratoire à toutes les sociétés arabes qui se libèrent une à une de leur régime autoritaire et kleptocrate.
Notre révolution c’est à la fois 1789 mais aussi Mai 68. Cette croisée des chemins incarne à elle toute seule l’aggiornamento tant attendu du monde arabe qui ne tardera pas à se propager partout y compris dans les sociétés occidentales malades de leurs propres démocraties.
L’évènement Tunisien par sa radicalité, son ampleur, sa soudaineté et son exemplarité n’a pas manqué de transformer durablement tout le monde arabe et n’a d’équivalent moderne que la chute du mur de Berlin. Il annonce enfin le début du XXième siècle qui contrairement à ce que voulaient nous faire croire les tenants du choc des civilisations n’a pas débuté avec les attentats du 11 septembre. Bien au contraire, ces attentats ont marqué le point d’orgue d’un modèle dont les soubresauts se sont répercutés en Irak et en Afghanistan et qui vient d’être cassé net avec l’émergence et l’émancipation des sociétés civiles arabes, que certains voulaient garder muettes éternellement.
Rappelons à tous ceux qui les minimisent que les sit-in de la Kasbah ont abouti tour à tour et de façon magistrale à chasser tous les rcdistes du gouvernement dont le premier d’entre eux, à dissoudre les deux chambres de la honte, à créer un rapport de force suffisamment puissant pour imposer l’élection d’une assemblée constituante et surtout à recréer le lien et l’unité du pays avec cette marche admirable de la liberté.
Le symbole Berlinois
En quelques semaines, la Kasbah a incarné ce fol espoir et cette lutte victorieuse. Cette place, comme la place Tahrir au Caire, est devenue un symbole dans le monde entier. Un symbole, dont la mémoire et la force, se sont inscrites sur les murs des ministères de la place qui pendant tant d’années ont incarné la dictature. Chacun de ses tags raconte cette émancipation et ce combat. Ils ont tous ensemble une valeur symbolique inestimable.
Souvenons-nous des allemands qui ont abattu le mur de Berlin mais en ont gardé des pans entiers que le monde entier visite. Plus de vingt après, chaque écolier allemand y a effectué une visite scolaire et cette mémoire de l’oppression ne perdure que grâce à ces bouts de murs taggés, minutieusement préservés.
Seulement pour Caid Essebsi, les tags de la Kasbah c’est de la saleté !
A peine nommé et avant même de constituer son gouvernement, le premier ministre a au cours du Week End fait « nettoyer » à la hâte la place de la Kasbah. Ce qui pour chaque tunisien, chaque arabe et chaque citoyen du monde était devenu en l’espace de quelques semaines le mur de Berlin arabe, est considéré par notre nouveau premier ministre intérimaire comme de la saleté.
Monsieur le premier ministre, sachez que la vraie saleté a été nettoyée par les citoyens et les manifestants. Ce qui reste sur ces murs c’est notre honneur. Ces tags sont des cris qui résonnent encore dans nos têtes. Les avoir effacés est un scandale national.
S’il avait voulu prouver sa réelle filiation avec la révolution citoyenne, il aurait tout fait pour laisser au moins une partie de ces murs briller de cette empreinte.
L’effacement de cette mémoire vivante est une faute grave qui ouvre la porte à toutes les falsifications de l’histoire. Les révisionnistes ne vont pas tarder à nier la portée de ces évènements.
Mais la peinture blanche n’effacera pas nos mémoires. C’est un mauvais calcul car nous resterons toujours vigilants. Qu’à cela ne tienne, partout dans le pays, pour faire vivre cette révolution qui nous rend si fière, l’urgence est à la conservation de ce patrimoine. Des places sont renommées par le peuple souverain. Les jeunes qui ont filmé cette révolte sur facebook se battent chaque jour pour continuer à écrire cette histoire et ne surtout laisser personne d’autre le faire à leur place. Ne nous y trompons pas, les pouvoirs, quels qu’ils soient, démocratiques ou non, n’apprécient pas qu’on leur rappelle que leur pouvoir ne procède que de la souveraineté du peuple. Voir ces ministres traverser la place de la Kasbah au milieu de ces tags, aurait été une façon admirable de leur rappeler leur vraie place.
Les lieux sont magiques et plus forts que les censeurs
La Tunisie a désormais une place à jouer dans le monde, grâce à sa jeunesse et son courage. Ce patrimoine révolutionnaire est à la fois notre mémoire vivante et notre avenir commun. Mêmes les touristes, habitués à se réfugier dans leurs hôtels, ne viendront plus par hasard.
Qui, aujourd’hui, va à Berlin sans visiter le mur, sans admirer les graffitis et retisser le fil de cette mémoire qui nous relie à l’humanité et à la dignité de ses combats ? Préserver les mêmes symboles à la Kasbah était un devoir autant qu’une opportunité. Le premier geste de Monsieur Essebsi aura été de rater l’un et l’autre.
Les lieux sont magiques. Ceux qui croient effacer à la hâte ces graffitis se trompent lourdement. On n’efface pas la mémoire des luttes. Elle remonte toujours à la surface avec encore plus de force. Bien au contraire, en écrivant l’histoire correctement et ensemble, on se donne de vraies chances de faire grandir cette démocratie naissante.
Heureusement il n’y a pas que la Kasbah, partout ailleurs en Tunisie, nous aurons besoin de lieux de mémoire pour que plus jamais ne se reproduise l’impensable, pour que plus jamais ceux qui nous gouvernent oublient la force de notre peuple et pour que à jamais, les enfants qui naîtront aujourd’hui ne soient coupés du fil de cette dignité chèrement acquise par leurs parents.
Voici quelques exemples des tags qui ont été effacés
http://www.flickr.com/photos/47595972@N06/sets/72157626200361000/show/

samedi 5 mars 2011

[la révolution tunisienne - R+50 -] 15


La kasbah dégage…

« Alors que certains nettoyaient la place, d’autres démontaient les tentes. C’était le moment, pour les manifestants, de quitter La Kasbah après douze jours de sit-in. Tout le monde était ému et les adieux ressemblaient plutôt à une séparation des membres d’une même famille, une famille réunie autour de revendications politiques et qui a fait preuve d’une détermination extraordinaire. »
« Avant de quitter les lieux, les manifestants se sont réunis pour affirmer qu’ils partent certes, mais qu’ils seront toujours vigilants pour faire face à tous ceux qui tenteraient de servir leurs propres intérêts. Le mot d’ordre, gravé sur un bon nombre de pancartes, est «Vous revenez, nous revenons». Une sorte de message de la part des manifestants pour affirmer qu’ils seront toujours des garde-fous de la révolution. »
Le Quotidien-tn.com - 05/03/11

vendredi 4 mars 2011

[la révolution tunisienne - R+49 -] 14

Tunis le 02.03.11
Kasbah
Tôt matin, Nisar m'a fixé rendez-vous dans une brasserie non loin de l'hôtel International, un ignoble bâtiment qui défigure toute l'avenue Habib Bourguiba. Il rédige à la hâte des réponses aux mails reçus la nuit. Il n'a que peu de temps à me consacrer avant une réunion. Responsable du syndicat des PTT, il négocie en ce moment pour faire appliquer les décisions du protocole d'accord conclu à Tunisie Telecom le 9 février. Mais hier le Ministre de tutelle a démissionné. Son café refroidit. Son téléphone sonne sans cesse. On se quitte après quelques échanges d'infos.
- On se verra peut-être à midi? Je t'appelle...
Sur l'avenue Habib Bourguiba, un soleil froid fait étinceler les barbelés. Je me surprends à penser que je me suis déjà habitué à leur présence... Comme à celle des militaires casqués et armés, des blindés, des autopompes... Ce n'est plus la dictature mais ça y ressemble plus qu'avant!
Je m'éloigne au plus vite. L'ambassade de France est aussi lourdement gardée. Je poursuis. Les vendeurs de rue installent leurs cartons. Des montagnes de cigarettes, des hectolitres de parfums, des vagues de parapluies, des stocks de chaussettes, quelques fruits secs et pâtisseries, les trottoirs sont submergés par le secteur informel. Les piétons sont obligés de tenir le milieu de la rue, les voitures et les taxis klaxonnent. Les marchands ambulants crient à tue-tête. Cette effervescence bruyante me semble pourtant plus hospitalière que la zone militaire que je viens de quitter.
Plus loin, porte de France, c'est le souk qui commence. Tout aussi coloré et bruyant, mais plus ordonné déjà. J’abandonne assez vite le sillon tracé pour les touristes entre les monceaux de jeans et les djellabas chinoises. Je ne sais comment mes pas me guident, je compte sur mon sens de l’orientation pour retrouver la kasbah.
Je traverse une « rue du Riche », je file à gauche et puis à droite, la vue s’élargit enfin sur la place de la kasbah. Je la retrouve plus ensoleillée qu’hier, damier de tentes de couleur, méli-mélo de discussions survoltées. Ça crie, ça chante, ça se colle à votre peau, ça vous sourit et ça vous glace. C’est chaleureux, enflammé, tenace.

La rumeur
Depuis plusieurs jours l’occupation de la place de la kasbah est l’objet de vives critiques de toute une couche de gens bien pensant. Depuis lundi soir, des centaines de Tunisois se sont réunis à la coupole de la Menzah pour soutenir le gouvernement de transition et protester contre le "radicalisme" et la "dictature" de la Kasbah. En dégageant, Mohamed Ghannouchi a lancé un appel à la "majorité silencieuse" pour qu'elle se montre et affronte une "minorité" qui veut imposer la loi de la rue. Le journal « La Presse » retrouve ses anciens accents ouvrant ses colonnes largement à tous ceux que la créativité de la kasbah chagrine. Le thème à la mode, initié par les milieux patronaux, c’est « il faut se remettre au travail ». Bien sur chez « ces gens-là » on n’ose pas heurter de front cette caisse de résonance des résistances populaires. Mais, quotidiennement, on crée un amalgame entre la kasbah et les bandes de casseurs qu’on laisse agir impunément autour de l’avenue Bourguiba. On insinue sournoisement que les « vrais révolutionnaires » ne sont pas nécessairement à la kasbah. On glisse habilement l’un où l’autre provocateur. Toutes les vieilles recettes de l’intoxication sont utilisées pour faire plier cet ilot de résistance et à travers lui, s’attaquer à ces dizaines de milliers de tunisiens qui a partout dans le pays continuent à revendiquer la traduction concrète des slogans révolutionnaires.
Dans les deux camps, révolution et contre-révolution, il est clair que tant que la kasbah tiendra tête au gouvernement provisoire, tant qu’elle engrangera des victoires, même partielles –déjà trois ministres ont démissionné après Ghannouchi-, les luttes sociales auront un point de référence. Et inversement, tant que la lutte sociale se maintiendra, le forum de la kasbah jouera un rôle de catalyseur de la contestation.

Elle tient
La plupart des occupants de la kasbah ont conscience de ces enjeux. Toutes les discussions de la place s’alimentent à cette source. Jeunes et vieux s’agglutinent pour en débattre dans d’interminables discussions. Ici on compare « démocratie parlementaire » et « système présidentiel ». Les arguments rebondissent de groupe en groupe. Les avocats sont très présents, ceux qui les entourent reculent d’un pas pour les laisser développer la gestuelle qui accompagne leur art oratoire. Dans le fond de la place, trois camions militaires sont gardés par des hommes en arme. On a l’impression que ce sont eux qui sont protégés par la masse grouillante. Le chauffeur d’un des camions pique d’ailleurs un roupillon. Juste devant son véhicule un petit attroupement discute justement du rôle de l’armée. Est-ce qu’il n’y a pas un risque que le gouvernement provisoire utilise son sens « de l’ordre et de la discipline » face au pourrissement et à l’insécurité qu’il laisse s’installer ?
Grâce à ce foisonnement de discussions un vide est en train de se combler. C’est une école de cadres qui a vu le jour et des centaines de militants s’en emparent joyeusement. On est loin de l’image du blogueur ou du facebookien solitaire qui soulève le monde en tapotant ses touches –même si ces outils de diffusion sont aussi utilisés ici. C’est une discussion collective permanente qui se déroule, les arguments et contre-arguments ne peuvent pas rester virtuels, ils doivent convaincre.

Le monde est petit.
Et puis soudain, au milieu de ce tumulte, un homme se plante devant moi. Un vieil ami d’origine tunisienne mais qui habite ma ville en Belgique. Originaire de Ben Arous, à quelques kilomètres d’ici, il a quitté la Tunisie il y a plus de trente ans. « J’étouffais ».
Aujourd’hui, il a la mine resplendissante, il semble léviter dans cette joyeuse contestation. « Je suis au chômage suite à un incendie à mon boulot, alors je n’ai pas pu résister, je suis venu respirer ce parfum de liberté, c’était plus fort que moi ». Il m’est d’un grand secours car il peut me traduire les discussions qu’il capte ici et là. Il s’arrête d’ailleurs à chaque attroupement et part au suivant en me disant « c’est incroyable », « c’est beau », « c’est fabuleux ».
On a décidé d’aller boire un thé quelque part mais il ne parvient pas à quitter la place et ses tentes colorées. « C’est fou le chemin qu’ils viennent de parcourir, ils avancent avec des pas de géants ». Il m’avoue qu’il se sent libéré d’un poids par ce qu’il vit aujourd’hui. « C’est comme si un abcès se vidait, toute cette crainte que je ressentais chaque fois que je revenais s’est évaporée. Ce qui est le plus terrible c’est qu’avec cette dictature finalement si fragile, ils étaient parvenus à nous rendre si peureux, on n’osait pas parler. Nous étions soumis et honteux  de l’être».
A l’entrée de la place des  marchands ambulants, père et fils, proposent des fenouils arrosés de jus de citron. Nous engageons la conversation avec le père. Il vient de Bizerte pour vendre ses produits. Le fils propose des paquets de fines baguettes grillées. Celui-ci se félicite de la liberté qui leur est laissée depuis un mois. « Avant la police nous chassait à coups de pieds et on ne pouvait rien dire, on nous confisquait notre marchandise. Maintenant ils nous parlent un peu plus poliment. Ma charrette aussi fait la révolution »

Auto-organisation
Si l’occupation a l’air anarchique, il y a pourtant une grande organisation. Rien de militaire ou hiérarchique mais beaucoup de tâches sont réparties entre les occupants. Un contrôle assez strict des entrées de la place pour éviter les provocateurs. Chaque matin, les allées sont brossées, les couvertures aérées.
Il y a une infirmerie, une tente pour la mise en ligne des clips filmés avec les GSM, une autre pour les relations avec la presse. Dans un coin de la place on récolte et distribue la nourriture. Une affiche annonce clairement qu’on n’accepte pas de dons d’argent. Des gamins viennent de recevoir un tronçon de baguette et un yaourt. Juste en face de la cantine, trois militants originaires de Redeyef sont en grève de la faim. Un petit groupe s’est pressé autour d’eux et discute des raisons de cette forme d’action. Une jeune femme s’énerve, je crois comprendre qu’elle désapprouve radicalement ce mode de lutte. Mais elle est surtout suffoquée par tous les gens qui poussent pour essayer de comprendre ce qui se dit. Elle en perd ses moyens. Des jeunes écartent les curieux pour lui permettre de respirer et de sortir du cercle qu’elle s’excuse d’avoir mis en émoi.
A ce titre-là aussi la kasbah est une formidable école, celle de l’auto-organisation.
La solidarité est aussi basée sur l’origine régionale des participants, chaque village organise des réceptions, des petites fêtes et rend visite aux autres en scandant des slogans ou en chantant.
Combien de temps la kasbah va-t-elle tenir ? Les participants n’ont pas l’air d’être au bout du rouleau. Chaque jour de nouvelles tentes de dressent débordant de l’autre côté de l’avenue.
En fait il faut poser la question autrement : combien de temps le gouvernement va-t-il tenir ? Échappera-t-il aux revendications clés de la kasbah ?
La première occupation de la kasbah avait été expulsée. « S’il le faut on reviendra, on n’est pas décidés à se laisser déposséder de notre révolution ».

jeudi 3 mars 2011

[la révolution tunisienne - R+48 - ] 13

La révolution a vraiment libéré la société tunisienne de toute ses craintes et angoisses. Il ne se passe pas une journée sans qu’il y ait une nouvelle manifestation. Un jour c’est la majorité silencieuse qui se met à crier… Et elle y prend goût à cette parole libérée, elle revient tous les soirs « après les heures de travail, car il est important de ne pas hypothéquer la reprise économique »
Le siège de l'UTICA à Tunis
Le lendemain, c’est-à-dire hier, cette nébuleuse des « je fais partie de la majorité silencieuse, je me tais et je le dis » -dixit Guy Bedos dans un sketch- a même croisé dans la rue une nouvelle catégorie de la « new protest class » tunisienne : les patrons de l’UTICA y faisaient étalage de leur multilinguisme. C’est en effet en arabe, en français et en anglais que les businessmen se sont exprimé. Un discours radical : « il faut en urgence retourner travailler pour sauvegarder les acquis de la révolution »
Hammadi Ben Sédrine, homme d’affaires et coordinateur de l’UTICA « nous revendiquons le retour au travail, à la production, à l’exportation... »
Le patronat libéré qui revendique et défend la révolution ! Nom d’un pétard !
 « Je tiens à les féliciter pour leur interaction positive avec les initiatives et mesures successives que nous avons prises afin d'inciter à un surcroît de labeur, à l'esprit d'initiative, à la promotion de la compétitivité de nos entreprises, et à la consolidation des potentialités d'investissement et d'emploi dans le pays. Les profondes réformes que nous avons accomplies ont permis à notre pays de réaliser un rythme de croissance qui s'est poursuivi de manière ininterrompue, en dépit des aléas climatiques et des crises internationales successives. Elles ont également permis à notre économie d'accomplir un bond qualitatif dont attestent, notamment, les indicateurs significatifs d'un rapprochement par rapport aux économies des pays développés; ce qui a élevé la Tunisie à une position qui nous honore auprès des organismes et instances internationaux spécialisés.»  Ben Ali, inaugurant le nouveau siège de l’UTICA (Union Tunisienne de l'Industrie, du Commerce et de l'Artisanat) en novembre 2008. –Businessnews.com.tn - 15/11/2008-

mardi 1 mars 2011

[la révolution tunisienne - R+46 -] 11

l'ambiance de la kasbah - 1er mars -
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[la révolution tunisienne - R+46 -] 10

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01.03
Départ pour Tunis
7h30 - Aéroport de Djerba Mellita.
Le hall des vols domestiques ressemble à une église occupée. Il y a là plusieurs centaines d'hommes qui sont allongés sur des couvertures placées sur le sol en marbre. Un grand carré a été délimité avec une corde blanche tendue autour des grands piliers de l'immense hall, laissant libre un couloir par lequel les voyageurs "ordinaires" peuvent accéder au check-in. C'est propre et bien organisé. Mais une odeur flotte, on sent que plusieurs centaines de chaussures se sont libérées toute la nuit. Dans le hall voisin, un autre groupe, une centaine. Ils sont debout et l'atmosphère est plus tendue : deux employés de l'aéroport un paquet de passeports à la main, appellent un à un, du haut d'un escalator à l'arrêt, les candidats au départ. Des grappes de caddies chargés de bagages et de couvertures, s'échappent de la masse impatiente. "Avec les Égyptiens, c'est le folklore à Djerba" me lance celui qui semble être l'ordonnateur du transit aéroportuaire, plus habitué sans doute à voir débarquer de vieilles (vraies) blondes ou embarquer de (vrais) européens enbermudés.
Mais là, il ne s'agit pas de tourisme. Mais d'une fuite, d'un exil, un de plus. Il s'agit de travailleurs jetés du travail, broyés par des forces qui les dépassent, expulsés par une guerre de classes aux contours incertains.
Hier on parlait de 43.000 de leurs semblables ayant fuit la Libye par Ben Guerdane en 7 jours. Aujourd'hui on cite le chiffre de 75.000. Avant d’échouer sur le marbre de l’aéroport ils ont passés plusieurs journées à marcher et plusieurs nuits à attendre au poste-frontière. D’autres sont parqués dans des halls sportifs. Les autorités tunisiennes préfèrent cette solution que de les voir congestionner l’aéroport.
Je tente d'interroger un jeune homme. Il a les yeux bouffis, comme s'il avait pleuré, ou simplement mal dormi. Ou les deux. Nous ne trouvons pas de langage commun pour nous parler. Mais ses yeux en disent long sur son parcours. Ils ont la couleur terne de l'épuisement, teintée par l'éclair noir de la terreur.

11h02 Tunis, Avenue Habib Bourguiba
Le  ministère de l'intérieur est retranché derrière plusieurs rangées de rouleaux de fils barbelés. Au centre du carré plusieurs blindés, mitrailleuses lourdes pointées vers le ciel. L’autopompe est bleue, ils doivent tous avoir le même fournisseur… Les militaires sont lourdement armés et visiblement agacés par les regards des passants assez nombreux sur cette avenue stratégique. La place forte est jouxtée par la terrasse du Baba Club. Une vue imprenable sur les dégâts des derniers jours.
En venant de l’aéroport, Atem m’a montré le siège du RCD sur l’avenue Mohamed V. Un immense building, lui aussi gardé par des blindés. Je me demande ce qu’a du coûter pareille construction.  Le RCD, le parti-État, section tunisienne de l’Internationale Socialiste, sera bientôt fixé sur son sort. Sa dissolution et la confiscation de tous ses biens « à l’intérieur et à l’étranger qui ont été acquis par voie de pillage de l’argent du peuple » sont évoquées devant le Tribunal de Première instance de Tunis. L’avocat du Ministère de l’Intérieur a d’ailleurs indiqué dans sa plaidoirie que le RCD était, notamment, en infraction puisqu’il devait présenter des états financiers annuels à la Cour des Comptes, ce qu’il n’a pas fait depuis 1988 !
Toute cette partie de la ville est estampillée RCD, chaque institution de Ben Ali rivalisant, comme à San Gimignano pour construire la plus haute tour. Quand le bâtiment va, tout (le clan) va !
Après un tour rapide de la ville, Atem me dépose à la Kasbah. Quelle ambiance ! Il fait frais et pluvieux mais il y a, dans ces mille regards, une intensité remarquable. Que de couleurs, les tentes et les bâches forment un immense patchwork au pied des bâtiments ancestraux. Quel contraste surtout avec la froideur des quartiers RCDistes…
Partout des petits groupes se rassemblent, par affinité, par origine, par curiosité. Tout est mis en discussion et chacun peut s’exprimer sur tout. A sa manière, avec ses mots, avec ses dessins, ses tags. Avec ses silences aussi et ses sourires. On disait du peuple tunisien et de sa jeunesse, qu’ils sortaient de la dictature sans conscience politique. La kasbah est en train de devenir une « université populaire » ouverte sur le monde. On y apprend par le débat et par le combat. Car ce n’est pas seulement le lieu fermé où une minorité éclairée ferait « sa » révolution c’est aussi un lien organique et permanent avec un peuple aux multiples luttes. Toutes les régions du pays, toutes les générations, et les différentes couches sociologiques sont d’ailleurs représentées ici. Ces gens se parlent, se respectent et se motivent. Pensée et action s’enrichissent à une vitesse vertigineuse. Les nuits glaciales sont effacées par la chaleur des relations humaines qui se tissent dans tout ce débat permanent.
Je comprends encore mieux les mots d’Alma Allende dans ses « Chroniques de la révolution tunisienne ». Il y a dans cette effervescence un côté aussi rassurant que captivant dans lequel je me laisse couler.
fRED