Dix-huitième jour du peuple tunisien: La stratégie de la tension
Par Tunis, le 31 janvier 2011
Les parents qui perdent un enfant peuvent en avoir à nouveau, mais on ne peut pas dire qu'ils ont « récupéré la normalité »; la femme qui perd un être aimé peut retrouver un autre amour, mais on ne peut pas dire qu'elle « récupère la normalité ». La Quasba, aujourd'hui, nous offre l'histoire douloureuse, inoubliable, contenue dans la phrase: « comme si rien ne s'était passé ».
L'acte d'effacer laisse une trace qu'on ne peut effacer; l'acte de nettoyer laisse une tache indélébile, une absence blanche fantomatique enchaînée à la pierre. Il n'y a rien, il n'y a, pour la première fois, « rien ».
Nous sommes retournés ce matin à la Quasba, fermée sur ses quatre côtés par des barbelés. Les policiers ne laissent entrer que les fonctionnaires qui travaillent dans l'enceinte. Mais nous avons pu voir, de l'extérieur, et photographier ce lieu qui a subi comme un lifting facial, révélant une histoire occulte, une antiquité étouffée. Ils ont fait du bon travail, cela ne fait pas de doute. Il ne reste pas de trace des inscriptions, pas une lettre de graffiti, de peinture. Même sur la pierre du palais du Premier ministre, on ne peut déceler la moindre trace du bouillonnement de paroles qui pendant cinq jours a fusionné la politique et la vie dans un pur présent sans avenir.
Il n'est pas vrai que le pouvoir a un centre. Les tanks et la police protègent dans la Quasba des murs. Nous, nous en avons besoin de ces murs pour au moins écrire. Eux en ont besoin pour imposer le silence.
La journée est froide, sombre, pluvieuse. Dans le café « Univers » nous retrouvons Sélim, une vieille connaissance, membre d'Amnesty International. Son organisation continue à tenter d'établir le nombre exact de morts pendant les révoltes et il se plaint de l'indifférence des nouvelles institutions, les mêmes qui tentent d'occulter leur continuité avec le passé et de fonder leur légitimité sur le sacrifice des victimes.
- Une semaine après la chute de Ben Ali, dit-il, personne n'avait encore été à Kasserine. Ils sont frustrés et blessés. Ils disent que ce sont eux qui ont fait la révolution et personne ne va les voir. Ils se sentent dépossédés. On leur a volé leur révolution.
Sélim est abasourdi par la lucidité politique des habitants des régions intérieures, qui sont très remontés vis-à-vis de l'UGTT. Et également, bien entendu, envers les partis qui collaborent avec le gouvernement, le PDP de Najib Chabbi et Ettajdid (« Rénovation », ex-PC) de Ahmed Brahim, déjà légaux sous le dictateur.
- Ces partis ont fait de très bon choix pour leurs ministres; celui du Développement et de l'Enseignement supérieur, car cela leur permet d'avoir un accès privilégié aux zones populaires et aux jeunes. Ils ont déjà commencé leur campagne électorale. C'est le vieil ordre des choses, dans lequel on confond l'État et le parti. C'est pour cela qu'il n'est pas rare que, dans les protestations, on répète sans cesse le slogan; « PDP et Ettajdid, vous avez vendu le sang des martyrs ».
A ce moment son téléphone mobile sonne et il informe: A Gafsa il y a une grande manifestation et l'armée a tiré en l'air. La police réprime durement. Nous lui demandons ce qu'il pense de ce retour à la vieille normalité de plomb.
- L'appareil du parti tente de récupérer le contrôle au travers de la terreur et de la répression.
Et c'est bien ce qui semble se passer. A 12h30 s'est formé un groupe nourri de cinq cent personnes qui montent et descendent par l'Avenue Bourguiba, du ministère de l'Intérieur jusqu'à la Porte de France, avec un calicot qui déclare: « Nous ne sommes pas défaits, nous continuons la lutte ». Ce groupe est apparu de nulle part et se disperse ensuite partout, pour se cristalliser à nouveau quelques minutes plus tard, un peu plus loin, comme une nuée de feuilles mortes portées par le vent ou le sable des dunes. Nous sommes intéressés à savoir qui les a rassemblés et ils nous révèlent leur secret. Ce n'est pas un parti, ni Facebook ou le téléphone mobile, mais bien l'Avenue Bourguiba elle-même, qui s'est transformée, pour le dire en termes informatiques, en un espace préétabli pour la mobilisation. Ils arrivent ici par petits groupes, impulsés par une volonté individuelle et ils fusionnent dans le boulevard. De cette manière, il est difficile d'exercer une pression préalable sur eux, mais il est aussi très facile de les intimider et de les disperser.
C'est ce qui se passe vers 16 heures, quand la concentration commence à s'éclaircir de par sa propre nature. Soudain, avec le même caractère aléatoire avec lequel elle s'est formée, la police charge durement contre elle, utilisant les bombes lacrymogènes et les matraques. Dix minutes de brutalité suffisent pour « rétablir la normalité ». Pourquoi maintenant et pourquoi avec une telle furie?
Au milieu de l'après midi, déjà à la maison, une connaissance de Gafsa qui travaille dans un café de Bardo m'appelle par téléphone et me passe une de ses amies de Sfax. Elle me demande d'avertir les médias étrangers; dans la seconde ville de Tunisie, les milices ont attaqué les écoles et les lycées, expulsant les élèves et frappant certains professeurs. Il n'y a pas de police et les éléments de l'armée sont rares. Les milices ont menacé de revenir pendant la nuit pour poursuivre leur œuvre de destruction. Les sfaxiens sont sans défense et effrayés. L'ombre des milices, maintenant que les comités d'autodéfense ont baissé la garde, reviennent pour générer le climat d'instabilité nécessaire pour une involution. Ils travaillent pour le gouvernement ou contre lui? Les rumeurs selon lesquelles les milices ont menacé le nouveau ministre de l'Intérieur dans son propre bureau sont-elles fondées? Ou cherchent-ils intentionnellement d'alimenter la crédibilité du nouveau cabinet? Dans tous les cas, les rumeurs font partie de la même stratégie de confusion et d'insécurité, une phase indissociable – dit Boukadus, à qui je demande confirmation – de tout processus révolutionnaire.
Via une amie, nous alertons la chaîne « Al-Jazeera » sur les nouvelles reçues de Sfax. La réponse a le mérite d'être franche:
- La Tunisie n'est plus une question internationale, mais locale.
Nous sommes donc devenus « locaux ». Peur locale, répression locale, et luttes également locales. La ligne de démarcation entre localité, normalité et légitimité est, malheureusement, extraordinairement fine.
Ce qui est beau dans cette nuit un peu tendue – comme une éruption du passé – c'est la confirmation que Salem a raison; la mémoire, ensemble avec les rumeurs, les mythes, les impératifs utopiques, remonte soudainement ces derniers jours depuis ses racines ancestrales. Comme si on prenait une dose de harissa qui dégage les narines et les consciences. Des gens très jeunes se souviennent d'événements très anciens. Amin me confesse qu'il vient de passer toute une nuit à lire sur l'histoire de la Tunisie, dont il ne savait rien. Et quand nous parlons des commerçants de la Médina, empêtrés dans leurs petits intérêts mesquins et partisans à outrance de l'ordre face au chaos de la plèbe de la Quasba – infiniment plus cultivée, plus lucide et universelle qu'eux –, il résume la situation en une phrase lapidaire:
- Ils veulent un peu de liberté et un peu de sécurité, sans comprendre qu'à cause de leur mesquinerie ils peuvent perdre les deux.
Dix-neuvième jour du peuple tunisien: Qui gouverne en Tunisie?
Tunis, le 1er février 2011
Aujourd'hui en Tunisie plusieurs événements terribles se sont produits:
On a incendié la plus grande école de Bardo, un des quartiers de la capitale
On a attaqué un restaurant hébreu, « Mamie Lily », à la Goulette
On a kidnappé dans une école de l'Ariana le fils d'un général
On a brûlé une synagogue à Djerba
On a vidé toutes les écoles de la ville
On a demandé aux médias étrangers de quitter le pays.
Aucun de ces événements ne s'est déroulé en Tunisie. Mais il se fait – et c'est un véritable succès – qu'on a dit que toutes ces choses ont eu lieu et la rumeur, avec les mêmes moyens utilisés contre la censure, a circulé, a volé, a infecté des milliers de personnes et provoqué exactement le même climat d'insécurité et de terreur que si ces événements s'étaient réellement produits. Ceux là mêmes qui sont capables de faire de telles choses, les mêmes qui courent toujours dans les rues, de nuit comme de jour, pour effrayer et intimider, les mêmes qui ont attaqué des locaux et des institutions hier à Kasserine, lancent ces rumeurs au lieu de lancer des bombes, mais avec le même objectif. Les mêmes? Mais qui sont-ils?
La police s'est déclarée aujourd'hui en grève à Sfax et elle proteste dans d'autres villes contre ce qu'elle considère un traitement injuste; ils veulent, disent-ils, récupérer la confiance du peuple. La vérité, c'est qu'il n'y a plus de police. Dans beaucoup de villes et de villages de Tunisie, il n' y a plus de policiers. Et c'est très bien qu'il n'y en ait plus. Mais, ce qui pourrait être considéré comme une conquête populaire, si en même temps les quartiers étaient auto-organisés, devient maintenant une source d'inquiétude. Les petites attaques et les énormes mensonges commencent à miner la sérénité des gens. Ils n'ont pas vidés les écoles, non, mais il est vrai par contre que beaucoup d'élèves sont rentrés chez eux ou ont été ramenés par leurs parents avant la fin des cours. Ceux de Bizerte, où nous étions à 15 heures, parce qu'ils avaient eu peur suite à l'incendie qui n'a jamais eu lieu à l'école de Bardo; ceux de Tunis parce qu'ils avaient peur suite aux échanges de tirs qui n'ont jamais eu lieu dans les collèges de Bizerte. C'est impressionnant la vitesse à laquelle circulent les vérités, mais la vitesse à laquelle circulent les fausses rumeurs est encore plus impressionnante. Et si la vérité n'admet aucune exagération, vu qu'elle cesserait de l'être, la rumeur exige – comme toute émotion impérieuse – de s'exprimer en majuscules. On ne peut rien ajouter à la vérité, mais tout le monde ajoute quelque chose de son cru à une fable.
Es-ce que la police tente de récupérer la confiance des gens en provoquant cette insécurité dans les villes? C'est possible. Mais il est vrai également que le nouveau ministre de l'Intérieur a confirmé qu'hier, le ministère a été attaqué par des centaines de personnes, dans ce qu'il qualifie de « complot contre la sécurité de l'État ». Es-ce que le gouvernement tente de gagner la confiance de ceux qui ne croient pas à la rupture qu'il est censé incarner? C'est également possible. Mais ce qui n'est pas moins le possible, c'est que les milices du RCD, ensemble avec des mercenaires sortis des prisons avant le 14 janvier, sont toujours là, en attente, bien organisées et financées, tramant dans l'ombre.
Le cas de Bizerte, la belle ville portuaire du nord du pays, est significatif. Comptant avec la plus grande concentration de casernes et de soldats – des trois forces armées – elle a vécu pendant une semaine les plus durs combats du pays après la fuite du dictateur. Beaucoup de ces miliciens qui tentèrent d'attaquer les bases militaires pour saisir des armes sont toujours cachés dans la forêt de Nador, d'où ils menacent la population. Hier, pendant la nuit, les échanges de tirs ont repris et ce matin, peu avant notre arrivée, les soldats ont arrêté deux membres des milices. Avec l'hélicoptère survolant nos têtes et une présence massive de militaires dans les rues, l'atmosphère est lourde à Bizerte. On s'attend d'un moment à l'autre à ce que quelque chose d'aussi grave qu'indéterminé se produise et un ami de Mohamed nous conseille, en effet, de rentrer le plus vite possible à la capitale.
Mais il ne se passe rien. Ou seulement une petite chose significative; nous trouvons un cadavre. Scotchés au téléphone dans l'attente de nouvelles non confirmées, nous marchons vers la rue du 26 Mars quand Ainara voit devant nous un jeune qui balance une charge de l'autre côté d'un mur et s'en va en courant. En passant à l'endroit où il se trouvait, nous cherchons des yeux l'objet par curiosité, au travers des orifices du mur. Et nous voyons soudain quelque chose que nous ne mettons pas en relation immédiatement avec le fugitif. C'est un corps. Il est couché face contre terre à demi enfoui dans l'herbe, complètement immobile. Habillé de jeans noirs et d'une veste grise en laine et à capuche. Il n'est pas dans la position de quelqu'un qui s'est endormi et il ne semble pas probable que quelqu'un choisisse un tel endroit à une telle heure pour faire la sieste. Il est évident qu'il est mort.
Nous décidons de contourner le mur, qui entoure l'enceinte d'un chantier et d'alerter un gardien. Nous l'accompagnons, un peu tremblantes, jusqu'au corps à demi caché dans le jardin. Le voilà. Il ne bouge pas. Ne respire pas. Le gardien le touche du pied.
- Mais... c'est un mannequin!
Un mannequin, en effet. Nous comprenons toute de suite. Le jeune fugitif avait volé le mannequin dans un quelconque magasin proche et l'avait jeté par dessus le mur, pensant revenir plus tard le chercher sans danger. Nous lui avons ruiné son opération. Le soulagement, on peut le comprendre, se transforme en hilarité. Et nous nous éloignons en riant tandis que le gardien accompagne du bras le mannequin jusqu'à sa petite guérite, également très content de sa trouvaille.
Nous passons l'après midi à Bourjalouf, un village de 7.000 habitants de la banlieue de Bizerte, dans la maison familiale de Mohamed. Nous y faisons la connaissance de Mohamed Ali, soudeur, et de Quais, maçon, tous deux au chômage et tous deux très actifs depuis le début de la révolution. Ils nous racontent leurs expériences comme membres des groupes d'auto-défense pendant dix jours et les combats dans les casernes des alentours. Les piquets étaient composés de 25 personnes en moyenne et étaient en communication entre eux ainsi qu'avec l'armée par téléphone portable. Les femmes, réunies en grands groupes dans les maisons, préparaient les rations de thé et de nourriture.
Nous parlons de la nécessité de convertir cette impulsion défensive et solidaire dans une forme d'organisation permanente qui s'occupe non seulement de la sécurité, mais aussi de gérer la vie quotidienne à la place de la cellule du parti RCD et d'une municipalité à la fois incompétente et complice. Et s'il est possible de construire cette nouvelle institution sous un gouvernement qui, lui, n'est pas révolutionnaire et qui, en outre, continue à contrôler derrière le rideau les mêmes forces obscures.
- De fait, dit Mohamed Ali ce n'est même pas Ghannouchi qui gouverne. Il ne faut pas s'obsessionner avec lui. Ce sont d'autres, derrière lui, qui donnent les ordres.
Mais la discussion tourne également sur la question de savoir si on peut réellement parler d'une révolution. Qu'est-ce qu'une révolution? Un grand mouvement de masses indépendant qui atteint ses objectifs? La subversion complète d'un ordre et d'un système? Suffit-il de mettre à bas un tyran? Faut-il mettre encore à bas la tyrannie?
Mohamed Ali donne une définition qu'avait curieusement anticipée quelques heures plus tôt notre ami Mario, professeur à l'Université de la Manuba, dans le petit restaurant où nous avions mangé avec Mohamed:
- On ne peut parler de révolution que si à un moment donné tout le peuple sort dans la rue pour faire une grande fête. Les victoires se fêtent et si on ne le fait pas, c'est qu'il n'y a pas eu de victoire. Nous n'avons rien pu fêter dans la rue, même pas l'expulsion de Ben Ali. Et cela signifie que nous n'avons pas encore gagné.
Le paradoxe c'est que les médias occidentaux sont subitement devenus « marxistes ». Ils ne cessent d'insister sur le fait que la cause de la révolte tunisienne est le pain et le chômage ou, comme je le lis dans « Le Monde » en rentrant chez moi; « Les révoltes ont un enrobage de liberté, mais un cœur économique ». Il y a un eurocentrisme patent dans ce type d'analyse: la liberté et la démocratie sont des inventions européennes et les peuples que l'Europe méprise et a contribué à enchaîner – au nom de la liberté et de la démocratie! - sont incapables de penser à autre chose qu'à leur estomac. Ils ne supportent pas l'idée que les arabes prennent au sérieux ce qu'ils ont si mal utilisé. Nous ne savons pas si en Tunisie il y a eu, il y a, il y aura une révolution, mais ces jours ci les Tunisiens (ou les Égyptiens) ne parlent pas de nourriture, mais bien de politique.
Alma Allende
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